(Paru dans "Le Monde des Livres", 21 octobre 2011)
Comment écrire la crudité de l’amour?
Jean-Philippe Domecq *
«Aimerais-je ton cul si je n’aimais ton âme, aimerais-je ton âme si je n’aimais ton cul?»: c’est ce que peut murmurer à l’être aimé, pour essayer de lui dire tout, la femme aussi bien que l’homme aujourd’hui - et voilà qui confirme que les hommes auraient dû être les premiers féministes, ne serait-ce que par bonheur bien compris… En tout cas, l’alliance des deux mots démarque net la crudité amoureuse et le sexe froid. D’abord parce que le désir amoureux, y compris le fidèle, déchire l’ordinaire des jours comme ce mot de cul la phrase; ensuite parce que celui d’âme, ou d’être si l’époque préfère, pointe l’amplification mentale qu’il y a dans la pornographie inhérente à l’amour; faute de quoi, le sexe décrit à tour de bras, sans fleur de peau, vire à la viande et, sous couvert d’y aller direct, trahit son puritanisme. Le critère trie donc bien les romans traitant de ça. Le dernier en date, Clèves de Marie Darrieussecq, a pour sujet l’émoi, le jeune émoi inquiet, ravi, tapi au creux de la touffeur des sexes, dont on entend parler fillette, vers quoi l’on tremble adolescente, et qui chavire et délite la libre Solange. Au seuil de ce roman de vie où le sexe obsède la syntaxe plus que la grammaire, il y a cette scène: «Non, Terry, non, murmure-t-elle dans le miroir en refusant ses baisers… Elle embrasse son reflet…». Tolstoï évoquait cet éveil: «Les trois jeunes filles de Lyssyia Gory comprirent, à l’apparition d’Anatole, que la vie qu’elles avaient menée jusqu’alors n’était pas une vie. Le pouvoir de penser, de sentir, d’observer se décupla aussitôt en elles»… Justement, c’est ce qui manque tout de même à Clèves: entre tant de bites et chattes débitées, enchâssées, pourquoi pas si l’héroïne en perd la tête, mais en perd-elle vraiment la tête quand c’est si systématique? Le problème n’est pas que ce soit hard; mais que ce hard est triste quand il a si peu d’écho chez le personnage et dans le tempo d’écriture.
Cela étant, par comparaison, le cas est vite réglé des scènes sexuelles à la Houellebecq, dont la grossièreté n’est pas dans les mots mais dans l’erreur foncière d’optique: il décrit de la même façon les scènes de sexe sans désir et celles de rencontre amoureuse… Catherine Millet, elle, dans La Vie sexuelle de Catherine M, a l’écriture adéquate au propos: tendue, sans le moindre vibrato, elle enfile scènes et corps qui (se) font tout pour éviter surtout, surtout de plaire, donc de risquer de déplaire. C’est cette terreur, et avec elle le préalable du désir et le désir entier, qui se retrouvent enfouis sous les eaux glacées du libertaire mécanique.
Autant dire que le roman attend encore sa Princesse de Clèves qui dira la délicate et brutale attention entre deux sexes épris.
* A publié sur ce sujet: Silence d'un amour, roman, éditions Zulma.