(paru dans Le Monde du 2 septembre 2015:)
CETTE OBSCURE ENVIE DE PERDRE À GAUCHE
par Jean-Philippe Domecq
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    Université d’été du Parti socialiste qui tire à hue et à dia, écologistes qui claquent la porte, gauche de la gauche incapable de faire sa rentrée au même endroit : qui s’en étonnera ? Ces quelques jours n’ont fait que confirmer ce dont témoignent nos deux siècles de démocratie : la gauche n’aime pas le pouvoir, qu’elle exerça donc huit fois moins que la droite, chiffres à l’appui. Pourquoi cette constante ? Il y a la tendance longue, et l’actualité qui l’exacerbe.
    Depuis 1789, s’assirent à droite ceux qui voulaient conserver, à gauche ceux qui voulaient changer. Tous les bancs désormais se veulent progressistes. N’en demeure pas moins la confrontation du bien et du mieux, dont les conservateurs disent qu’il est l’ennemi du premier parce qu’il semble une construction, une abstraction, là où la simple amélioration de ce qui est déjà là joue sur le velours des habitudes mentales.
    Pour cette première raison, il est plus facile d’être élu président à droite, qu’à gauche. La deuxième raison est… qu’il est beaucoup plus difficile d’être élu de gauche, puisque le mieux, il y en a beaucoup de conceptions possibles, tandis que ce qui est déjà là, étant indiscutablement là, se discute moins. L’électorat de droite s’y reconnaît, ne dispute pas, ne se trompe donc pas de bulletin de vote. Moyennant quoi, il se révèle stratégiquement bien plus intelligent que l’électorat de gauche, qui, tout occupé à débattre des multiples versions du mieux, se disperse et, s’il le faut, se déchire. Il préfèrera perdre plutôt que de porter au pouvoir un candidat de gauche qu’il n’estime « pas assez » à gauche. Et lorsque ses représentants sont au pouvoir, la mentalité de gauche guette la « compromission » en chaque compromis qu’implique forcément l’art de gouverner, lequel consiste à préserver son cap au cœur du permanent conflit d’intérêts qui constitue toute société. Mieux vaut continuer de chercher ce qu’il faudrait faire, plutôt que de faire en fonction du contexte et de ce que le peuple veut et peut. L’espoir est conditionnel, pas le pouvoir. Le 21 avril restera à jamais la date emblématique de la fière élection de la droite par la gauche.
    Faut-il y voir sottise ? Pas sûr. Car il y a un avantage symbolique à n’être pas au pouvoir : on peut continuer de critiquer et proposer en vain, mais ganté. L’idéal, sa vertu, sa propreté sont à ce prix, et n’en ont pas. Si bien que la gauche est pudibonde avec le pouvoir comme on ne l’est plus avec le sexe.
    Il arrive pourtant que la gauche accède au pouvoir… En effet : quand la droite fait tout pour. Et comment fait-elle ? La droite perd toujours par la tête, par le chef. Querelle de chefs en 1981 qui permit l’élection de François Mitterrand ; rejet du comportement du chef, Nicolas Sarkozy, en 2012 où François Hollande gagna sur le slogan du « normal » sous-entendant que l’autre ne l’était pas. C’est ici, sur ce point du « normal », que l’actualité vient confirmer la tendance lourde de l’Histoire qu’on vient de voir.
    La gauche a, par définition, toujours besoin d’un - appelons cela comme on veut : grand dessein, New Deal, horizon d’avenir nettement formulé. Dans un camp où le ressort idéologique est le désir des mieux possibles, rien ne provoque autant la multiplication de ces mieux, donc la dispersion de leur offre programmatique, donc les candidatures et l’énervement, que la norme a minima qui, en comprimant le ressort, ne tire pas tout cela en avant.
    L’énervement est aujourd’hui envenimé par les résultats chiffrés qui tardent à venir, après que les choix n’ont que trop tardé la première année et demi. François Hollande ne devrait pas tant dire qu’il est comptable devant les Français ; il affirme certes par là une franche conception contractuelle du pouvoir, liant son sort au programme qu’il a présenté au peuple ; mais on n’anime pas une nation par les comptes, ni l’économie par la seule économie. Il faut fédérer les forces et les espoirs autres qu’économiques pour que s’inventent les nouvelles richesses d’une nation. Et, pour cela, n’avoir pas peur des mots de la perspective.
    Par exemple, en soulignant que l’Europe demain mais d’ores et déjà, c’est une civilisation sociale - preuve en est les migrations qu’elle suscite, comme autrefois le rêve américain. Par exemple, en proposant fermement un New Deal international sur les Paradis fiscaux, ces Enfers qui réduisent à néant les efforts demandés aux citoyens pour que les multinationales et les fortunes se dérobent au devoir de l’impôt. Par exemple, en ne focalisant pas l’attention sur les promesses de baisse d’impôts - jeu auquel on perd toujours et où la droite est toujours plus forte -, mais sur la considérable relance du pouvoir d’achat qu’offrirait un Etat bâtisseur qui, en construisant les logements dont le manque fait aujourd’hui le coût exténuant pour chacun, rentrera vite dans ses frais d’investissements, proposera des loyers qui aligneront le marché du privé, et ainsi libérera les revenus pour que ceux-ci achètent et consomment.
    Autant d’exemples, entre autres possibles, qui signalent que, tout en ne voulant pas promettre plus qu’on ne tiendra - louable philosophie de François Hollande - l’on peut faire preuve de l’audace propositionnelle que requiert la grave situation sociale que nous connaissons.
    S’il suffisait toujours d’un réformisme a minima pour ne pas outrepasser le possible, l’Histoire aurait toujours le même cours. Il est des moments où la situation est telle que le réalisme adéquat requiert l’innovation conceptuelle profonde.
    La gauche s’énerve en ce moment pas seulement parce qu’elle s’est toujours énervée sur le qui mieux mieux, littéralement ; il y a qu’elle a été élue en 2012 sur un programme qui s’est voulu minimum pour rester comptable et compatible avec le réel, pendant que celui-ci nécessitait bien plus que la réforme minimale. Ce n’est pas la faute de l’actuelle présidence ni de son gouvernement ; la gauche n’avait pas renouvelé ses concepts lorsque François Hollande dirigeait le Parti socialiste. Si bien qu’aujourd’hui, peu orientée et sentant venir la défaite sans idéal, elle ressort plus que jamais ses versions ancienne du mieux, autrement dit tous les conservatismes de gauche. Ainsi le ministre de l’économie, Emmanuel Macron, du seul fait qu’il fut banquier, était-il mal vu d’avance, par des militants et électeurs qui pourtant déposent leur salaire à la banque, comme nous tous. Ils occultent complètement qu’il a limité les revenus des dirigeants de grandes entreprises et les privilèges des professions protégées, entre autres vecteurs de gauche. Ils ne voient pas que le droit de vote uninominal des actionnaires change la donne des décisions. Ils oublient que l’entreprise étant de tous ceux qui y travaillent, l’encourager en tant que bien commun est certainement progressiste. Encore faudrait-il, il est vrai, que ce soit dit autrement que par des mots d’amour inconditionnel. On reparlerait alors de l’autogestion, ou de la participation à la gestion, de l’intéressement au résultat. Bref : pas de critique sans proposition, et la mentalité de gauche sortirait de la dispute impuissante pour affirmer le renouvellement.    
      
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paru dans Le Monde, 24-25 mai 2015

Les intellectuels ne doivent pas critiquer sans aussi proposer

Par Jean-Philippe Domecq
    Pascal Bruckner a souvent su pointer les préjugés progressistes, il vient de le faire sur l’école. Il ressort en revanche, dans sa tribune parue dans Le Monde du 19 mai, Non aux intellos godillots, la conception traditionnelle de l’intellectuel français : « Par nature, les rapports du pouvoir et de l’intelligentsia ne peuvent être que de friction ». Pascal Bruckner sait pourtant, ses prises de position l’on prouvé, que l’histoire du siècle passé laisse un lourd bilan d’erreurs et d’inconsciences « intellectuelles » qui, du maurassien au compagnon de route jusqu’au médiatique brasseur, a fini par retourner le modèle du Philosophe des Lumières en son contraire. Pendant ce temps, la même Histoire témoigne que les hommes politiques, de Winston Churchill à Barack Obama, n’ont certainement pas fait preuve de moins de discernement, d’innovation intellectuelle et de formulation, que les « auteurs ». Il faut en conclure que la responsabilité dynamise l’esprit, que l’action oblige à inventer des solutions, plus que la peur du compromis avec les réalités humaines.
    Mais notre Premier ministre n’a pas cette arrogance et a ressorti, comme Pascal Bruckner, la confiance bien française au pouvoir intellectuel, s’étonnant, depuis un an, de l’absence de réactivité des intellectuels. Il n’avait pas tort : aucun « auteur » n’est descendu de ses hauteurs pour penser nouvellement comment assurer un toit, condition sine qua non de vie en société, autrement que par l’aide sociale et la loi. Ce problème pourtant épuise le budget de chacun, freine donc la consommation et les croissances nationales, au point d’avoir engendré, via les crédits des subprimes, la plus grande crise financière depuis 1929. Aucun intellectuel non plus n’a jugé bon de faire des propositions de philosophie économique, qui feraient pression positive sur les gouvernements, à la suite de l’enquête du Luxleaks portée à la connaissance de tous dans ces colonnes : la massive évasion fiscale des grandes entreprises, par centaines de milliards, tandis que nous assumons chacun l’impôt qui paraphe notre citoyenneté d’économie politique, aurait pourtant de quoi renouveler la culture politique de gauche au-delà du marxisme. Or tous les gouvernements, même ultra-libéraux, même David Cameron, tomberaient d’accord pour récupérer là ce qui est nécessaire à l’investissement des Etats. Encore faudrait-il leur proposer les outils idéologiques pour le faire dans le contexte d’une mondialisation qui peut après tout s’agencer de façon aussi multiple que les grands accords commerciaux. Conceptualiser ces sujets névralgiques, créer par là une modélisation intellectuelle qui aurait force de proposition et de pression pour les décideurs politiques, serait plus productif que de les laisser faire tout le boulot seuls.
    Au lieu de quoi, l’appel du Premier ministre fut toisé de haut et les leçons d’ironie docte n’ont pas tardé. De quoi se mêle-t-il, ce politique sûrement politicien ? Je m’avoue gêné par cette attitude comme par tout a priori - mais je m’aperçois, avant de concrétiser plus avant, que je dois vite me dédouaner, sans quoi les « intellectuels » vont conclure que je suis inféodé, encarté - godillot... Montrons vite patte blanche critique : en matière de culture, Manuel Valls a fait preuve de traditionalisme d’avant-garde en montant au créneau cet automne pour le « plug anal » de McCarthy, qui n’avait de libre que la provocation pour intégristes. Le même réflexe d’évitement intellectuel a fait dire au Président de la République que l’opposition à la réforme du collège relevait du classique « concert des immobilismes ». L’a priori est plombant : si tout ce qui est nouveau va dans le sens de l’Histoire, il n’y a plus qu’à se taire ou dire Non. Observons plutôt que l’école républicaine, c’est, fondamentalement, l’égalélitisme. Celui-ci repose, toutes classes confondues, sur la nécessité pour tout individu d’avoir son langage, sa perspective au-delà de lui-même, la capacité d’abstraction, autrement dit : français, histoire-géo, maths. Or, les heures dévolues aux deux première matières n’ont cessé de diminuer, deux heures et demi en quinze ans. Mon ami carreleur ne s’y trompe pourtant pas, qui dit : « Celui-là? Il n’a pas de langage ». Et les collègues de banlieues dites dures, loin de chérir les techniques de « com’ » qu’on nous promet et dont les élèves n’ont que faire puisqu’on y baigne en permanence, ne lâchent pas sur la grammaire ni sur les textes et films - et ça marche. Parce que ça intéresse, dès que les jeunes, tout jeune, sentent l’enjeu, le sens possible de la vie. De même l’Histoire dès lors qu’elle s’incarne, comme le veulent les enfants, dans des figures, événements, comparaisons d’un temps à l’autre.
    Pas de critique sans proposition, donc. Exemple a contrario : il a fallu une réaction typique du coup de talon intellectuel à la française, pour reprocher à nos dirigeants politiques d’avoir suscité ce que Manuel Valls nomma bien « l’esprit du 11 janvier ». Retournons aux intellectuels la question : que fallait-il faire alors ? Pleurer nos morts et laisser « le monde entier », comme l’a aussitôt déclaré Obama, pleurer chacun chez soi? La solidarité planétaire n’a pas été qu’orchestrée, sinon elle n’aurait pas marché. Et, avant d’être orchestrée, elle naquit, quelques heures après l’attentat, d’une réaction en masse sur les places publiques de France. Et les sondages, sur le coup puis après-coup, ont chiffré que les trois quarts des Français étaient solidaires de « l’esprit du 11 janvier ». Voilà du moins une conception non-statique de la démographie. Il faut en conclure que les gouvernants ont mieux pensé, à chaud et dans l’angoisse pourtant de l’action, ce que voulait et pouvait ce peuple.
    Pendant ce temps, la classe culturelle entamait la semaine tragique de janvier en ne voyant que du feu dans Soumission de Michel Houellebecq, roman pamphlétaire présenté comme un « avertissement » quand Manuel Valls et François Hollande suggérèrent, en quelques mots, qu’il n’y avait là que réveil des peurs, d’où les haines. Qu’on ait été dupe d’un auteur qui, de narrateur en narrateur toujours le même dans ses livres, inocule son ressentiment contre toute forme d’émancipation - contre la dynamique des Lumières au fond, et cela a une couleur idéologique connue -, fait contraste avec les propos spontanés des « gens » qui, épicière ou employé, ressortirent la devise républicaine en fin de cette même semaine historique. La télévision, quoi qu’on en dise et malgré certaines irresponsabilités, nous livra un instructif micro-caméra sociologique ces jours-là.
    Il est évidemment contraire à l’intelligence de l’enfermer dans une catégorie, classe ou caste. Les « intellectuels » français compromettraient moins ce mot qui n’a peut-être plus de raison d’être, s’ils s’astreignaient à proposer chaque fois qu’ils critiquent. L’obligation d’inventer chaque fois à la place de ce qu’on dénonce, la plausibilité effective et concrète de l’idée neuve, fit que les auteurs anglo-saxons, à cause de et grâce à leur position beaucoup moins sacralisée par leur société, ont un meilleur bilan historique que les Français depuis un siècle, d’Orwell à Keynes en passant par Russell. Et ce serait, pour le coup, une forme nouvelle de l’engagement de l’intelligence, qui, faut-il le rappeler, est partout répandue, même chez… les politiques.

"L'épouvantail de la réaction - l'art contemporain et sa critique", Le Débat, n°184, mars-avril 2015, Gallimard

"Ce qui fut la Querelle de l’art contemporain n’aurait pas eu son retentissement si elle s’était circonscrite au débat esthétique. Celui-ci est aujourd’hui forclos parce qu’il fut d’emblée détourné de son objet vers ses intentions supposées. Son objet : les œuvres et démarches d’artistes les plus célèbres de la période contemporaine telle que la segmente régulièrement le marché de l’art. En 1981 puis 1991, dates où le débat fut lancé puis relancé, c’était le classique délai, de vingt à trente années, pour entamer leur réévaluation critique. Ce tri de l’histoire pourtant, que nulle époque n’élude, fut conjuré, jusqu’ici, par un constant retournement du sens : quelles intentions peuvent bien motiver pareil tri ? fut la première, la dernière, la seule question-réponse à la seule question qui vaille : qu’y a-t-il dans ces productions artistiques pour qu’elles soient à ce taux réputées ?"
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 Conclusion du texte : "C’est la conjonction du Celebrity and Financial Art. Il fallait la casuistique révolutionnaire pour en arriver là. C’est pourquoi il n’est venu à l’esprit de personne que la légendaire saga de citations réactionnaires qui ponctuèrent la saga de l’art moderne s’est inversée : à l’avenir on s’étonnera des citations qui encensèrent pareilles œuvres."
Jean-Philippe Domecq