paru dans Le Monde, 24-25 mai 2015

Les intellectuels ne doivent pas critiquer sans aussi proposer

Par Jean-Philippe Domecq
    Pascal Bruckner a souvent su pointer les préjugés progressistes, il vient de le faire sur l’école. Il ressort en revanche, dans sa tribune parue dans Le Monde du 19 mai, Non aux intellos godillots, la conception traditionnelle de l’intellectuel français : « Par nature, les rapports du pouvoir et de l’intelligentsia ne peuvent être que de friction ». Pascal Bruckner sait pourtant, ses prises de position l’on prouvé, que l’histoire du siècle passé laisse un lourd bilan d’erreurs et d’inconsciences « intellectuelles » qui, du maurassien au compagnon de route jusqu’au médiatique brasseur, a fini par retourner le modèle du Philosophe des Lumières en son contraire. Pendant ce temps, la même Histoire témoigne que les hommes politiques, de Winston Churchill à Barack Obama, n’ont certainement pas fait preuve de moins de discernement, d’innovation intellectuelle et de formulation, que les « auteurs ». Il faut en conclure que la responsabilité dynamise l’esprit, que l’action oblige à inventer des solutions, plus que la peur du compromis avec les réalités humaines.
    Mais notre Premier ministre n’a pas cette arrogance et a ressorti, comme Pascal Bruckner, la confiance bien française au pouvoir intellectuel, s’étonnant, depuis un an, de l’absence de réactivité des intellectuels. Il n’avait pas tort : aucun « auteur » n’est descendu de ses hauteurs pour penser nouvellement comment assurer un toit, condition sine qua non de vie en société, autrement que par l’aide sociale et la loi. Ce problème pourtant épuise le budget de chacun, freine donc la consommation et les croissances nationales, au point d’avoir engendré, via les crédits des subprimes, la plus grande crise financière depuis 1929. Aucun intellectuel non plus n’a jugé bon de faire des propositions de philosophie économique, qui feraient pression positive sur les gouvernements, à la suite de l’enquête du Luxleaks portée à la connaissance de tous dans ces colonnes : la massive évasion fiscale des grandes entreprises, par centaines de milliards, tandis que nous assumons chacun l’impôt qui paraphe notre citoyenneté d’économie politique, aurait pourtant de quoi renouveler la culture politique de gauche au-delà du marxisme. Or tous les gouvernements, même ultra-libéraux, même David Cameron, tomberaient d’accord pour récupérer là ce qui est nécessaire à l’investissement des Etats. Encore faudrait-il leur proposer les outils idéologiques pour le faire dans le contexte d’une mondialisation qui peut après tout s’agencer de façon aussi multiple que les grands accords commerciaux. Conceptualiser ces sujets névralgiques, créer par là une modélisation intellectuelle qui aurait force de proposition et de pression pour les décideurs politiques, serait plus productif que de les laisser faire tout le boulot seuls.
    Au lieu de quoi, l’appel du Premier ministre fut toisé de haut et les leçons d’ironie docte n’ont pas tardé. De quoi se mêle-t-il, ce politique sûrement politicien ? Je m’avoue gêné par cette attitude comme par tout a priori - mais je m’aperçois, avant de concrétiser plus avant, que je dois vite me dédouaner, sans quoi les « intellectuels » vont conclure que je suis inféodé, encarté - godillot... Montrons vite patte blanche critique : en matière de culture, Manuel Valls a fait preuve de traditionalisme d’avant-garde en montant au créneau cet automne pour le « plug anal » de McCarthy, qui n’avait de libre que la provocation pour intégristes. Le même réflexe d’évitement intellectuel a fait dire au Président de la République que l’opposition à la réforme du collège relevait du classique « concert des immobilismes ». L’a priori est plombant : si tout ce qui est nouveau va dans le sens de l’Histoire, il n’y a plus qu’à se taire ou dire Non. Observons plutôt que l’école républicaine, c’est, fondamentalement, l’égalélitisme. Celui-ci repose, toutes classes confondues, sur la nécessité pour tout individu d’avoir son langage, sa perspective au-delà de lui-même, la capacité d’abstraction, autrement dit : français, histoire-géo, maths. Or, les heures dévolues aux deux première matières n’ont cessé de diminuer, deux heures et demi en quinze ans. Mon ami carreleur ne s’y trompe pourtant pas, qui dit : « Celui-là? Il n’a pas de langage ». Et les collègues de banlieues dites dures, loin de chérir les techniques de « com’ » qu’on nous promet et dont les élèves n’ont que faire puisqu’on y baigne en permanence, ne lâchent pas sur la grammaire ni sur les textes et films - et ça marche. Parce que ça intéresse, dès que les jeunes, tout jeune, sentent l’enjeu, le sens possible de la vie. De même l’Histoire dès lors qu’elle s’incarne, comme le veulent les enfants, dans des figures, événements, comparaisons d’un temps à l’autre.
    Pas de critique sans proposition, donc. Exemple a contrario : il a fallu une réaction typique du coup de talon intellectuel à la française, pour reprocher à nos dirigeants politiques d’avoir suscité ce que Manuel Valls nomma bien « l’esprit du 11 janvier ». Retournons aux intellectuels la question : que fallait-il faire alors ? Pleurer nos morts et laisser « le monde entier », comme l’a aussitôt déclaré Obama, pleurer chacun chez soi? La solidarité planétaire n’a pas été qu’orchestrée, sinon elle n’aurait pas marché. Et, avant d’être orchestrée, elle naquit, quelques heures après l’attentat, d’une réaction en masse sur les places publiques de France. Et les sondages, sur le coup puis après-coup, ont chiffré que les trois quarts des Français étaient solidaires de « l’esprit du 11 janvier ». Voilà du moins une conception non-statique de la démographie. Il faut en conclure que les gouvernants ont mieux pensé, à chaud et dans l’angoisse pourtant de l’action, ce que voulait et pouvait ce peuple.
    Pendant ce temps, la classe culturelle entamait la semaine tragique de janvier en ne voyant que du feu dans Soumission de Michel Houellebecq, roman pamphlétaire présenté comme un « avertissement » quand Manuel Valls et François Hollande suggérèrent, en quelques mots, qu’il n’y avait là que réveil des peurs, d’où les haines. Qu’on ait été dupe d’un auteur qui, de narrateur en narrateur toujours le même dans ses livres, inocule son ressentiment contre toute forme d’émancipation - contre la dynamique des Lumières au fond, et cela a une couleur idéologique connue -, fait contraste avec les propos spontanés des « gens » qui, épicière ou employé, ressortirent la devise républicaine en fin de cette même semaine historique. La télévision, quoi qu’on en dise et malgré certaines irresponsabilités, nous livra un instructif micro-caméra sociologique ces jours-là.
    Il est évidemment contraire à l’intelligence de l’enfermer dans une catégorie, classe ou caste. Les « intellectuels » français compromettraient moins ce mot qui n’a peut-être plus de raison d’être, s’ils s’astreignaient à proposer chaque fois qu’ils critiquent. L’obligation d’inventer chaque fois à la place de ce qu’on dénonce, la plausibilité effective et concrète de l’idée neuve, fit que les auteurs anglo-saxons, à cause de et grâce à leur position beaucoup moins sacralisée par leur société, ont un meilleur bilan historique que les Français depuis un siècle, d’Orwell à Keynes en passant par Russell. Et ce serait, pour le coup, une forme nouvelle de l’engagement de l’intelligence, qui, faut-il le rappeler, est partout répandue, même chez… les politiques.

"L'épouvantail de la réaction - l'art contemporain et sa critique", Le Débat, n°184, mars-avril 2015, Gallimard

"Ce qui fut la Querelle de l’art contemporain n’aurait pas eu son retentissement si elle s’était circonscrite au débat esthétique. Celui-ci est aujourd’hui forclos parce qu’il fut d’emblée détourné de son objet vers ses intentions supposées. Son objet : les œuvres et démarches d’artistes les plus célèbres de la période contemporaine telle que la segmente régulièrement le marché de l’art. En 1981 puis 1991, dates où le débat fut lancé puis relancé, c’était le classique délai, de vingt à trente années, pour entamer leur réévaluation critique. Ce tri de l’histoire pourtant, que nulle époque n’élude, fut conjuré, jusqu’ici, par un constant retournement du sens : quelles intentions peuvent bien motiver pareil tri ? fut la première, la dernière, la seule question-réponse à la seule question qui vaille : qu’y a-t-il dans ces productions artistiques pour qu’elles soient à ce taux réputées ?"
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 Conclusion du texte : "C’est la conjonction du Celebrity and Financial Art. Il fallait la casuistique révolutionnaire pour en arriver là. C’est pourquoi il n’est venu à l’esprit de personne que la légendaire saga de citations réactionnaires qui ponctuèrent la saga de l’art moderne s’est inversée : à l’avenir on s’étonnera des citations qui encensèrent pareilles œuvres."
Jean-Philippe Domecq