Tribune parue dans Le Monde daté du 1 février 2018

« Affaire Koons » : la bonne question enfin posée ? Par JEAN-PHILIPPE DOMECQ 


Le milieu de l’art contemporain n’aime rien tant que les œuvres propres à provoquer le tollé. De là à les choisir dans ce but, ce serait une vue complotiste des choses ; mais l’intuition y est, tant la ficelle est grosse comme les œuvres régulièrement sélectionnées pour la place publique. Derniers exemples en date : en 2014, c’était Tree de Paul McCarthy, un sex-toy présenté comme sapin de Noël place Vendôme ; en 2015 à Versailles, l’élégante œuvre d’Anish Kapoor n’avait pas besoin qu’il la baptise finement « Vagin de la Reine » pour souligner son complet irrespect des jardins dont il fallut bouleverser les soubassements pour l’installer. Et voici qu’en janvier 2018, c’est un bouquet de tulipes sculptées par Jeff Koons, star du Financial Art, qui suscite tribune et pétitions. Pareille régularité dans la récurrence fait tourner le marché, à défaut de l’offre, mais finit par définir un classicisme qui, pour être provocateur, n’en reste pas moins classique, obsolète. Avec cette polémique-ci toutefois, il est possible qu’on en sorte, et que la seule et unique question qui méritait débat depuis le début de ce qu’on nomma voici trente ans « la Querelle de l’art contemporain », soit enfin posée. A savoir : quelle est la portée esthétique de ces œuvres ? Sont-elles si intéressantes ? Harry Bellet, dans Le Monde du 25 janvier, a pointé la question après avoir démonté les contradictions de la tribune de protestation parue dans Libération le 21 janvier. Quoi qu’on dise en effet, tout a été fait dans les règles administratives, financières et urbanistiques avec la Ville de Paris et son Musée d’art moderne pour cette cession du monument de Jeff Koons en hommage aux victimes des attentats du Bataclan. Même le panorama, dont certains s’inquiètent, ne sera pas bouché sur l’esplanade du Palais de Tokyo où sera brandi le bouquet de Tulipes haut de 11,70 mètres et rutilant d’un chromatisme bien propre à nous redonner le moral, selon la délicate intention du sémillant Jeff Koons. Surtout, nombre de protestataires semblent avoir perdu la mémoire : pourquoi sont-ils si nombreux à avoir auparavant promu, cautionné, donc admiré tant d’œuvres de cette sorte ? Eh bien c’est là le point révélateur, et pour une fois intéressant, de l’actuelle polémique. Pour que des experts se retournent contre ce dont ils furent responsables, c’est que quelque chose cette fois saute aux yeux et indispose. Le hiatus est trop grand entre l’horreur des attentats du 13 novembre 2015, et l’œuvre dont ils sont le prétexte. Par comparaison, celle-ci est démesurément faible, puérile même dans la joie compensatrice qu’elle entend dispenser. La critique d’art cette fois ne peut plus voiler de soi-disant second degré ce rococo tendance, mièvre et soufflé. Essoufflé ?... Sur le coup, les œuvres qui firent buzz et tollé depuis trente ans nous reviennent en mémoire. C’était la même paresse d’invention formelle qu’érigeait le Pot doré de Jean-Pierre Raynaud qui trôna huit ans sur le parvis du Centre Pompidou ; de même, dans la Cour d’honneur du Palais-Royal, il n’était pas illégitime d’interroger l’intelligence plastique des Colonnes rayées de Buren qui, pour renouveler l’art in situ, sont toujours moins fines que ce qui s’invente en arts décoratifs, par exemple. Mais, autant cette pauvreté d’innovation et d’enjeu « ne mangeait pas de pain » tant qu’il s’agissait de simples interventions d’artistes, autant la béance entre l’Histoire, tragique en novembre 2015, et les fleurs artificielles qui lui répondent, embarrasse même les consciences jusqu’alors satisfaites de peu. Il est bon que des spécialistes de l’art contemporain protestent contre ce qu’ils ont aimé ; on ne va pas pouvoir accuser cette protestation de venir des sempiternels réfractaires qu’il y a et qu’il y aura toujours en toute époque pour se scandaliser de l’art qui ouvre les sens et l’esprit. Cette fois est peut-être la bonne pour sortir enfin des amalgames en vérité fort intéressés qui firent passer pour a priori « réactionnaire » le tri argumenté dans la production contemporaine. Réévaluer à la baisse certains artistes à la mode n’est somme toute que le libre exercice du jugement critique, sans lequel il n’est pas de vitalité artistique. Au vu et au su de ce qu’elles étaient, formellement, intellectuellement, il y avait bel et bien lieu de critiquer certaines œuvres qui font tout le prestige de gens d’argent. Au lieu de quoi, l’analyse des œuvres depuis le langage chaque fois choisi par l’artiste fut empêchée ; le débat n’eut d’inventif que les hors-sujets multipliés pour l’éviter. Tantôt c’était qu’on n’avait pas compris le paradigme ; tantôt c’était qu’on jugeait en fonction d’une conception antérieure de l’art ; tantôt c’était qu’on prenait la suite des opposants à l’Impressionnisme, au Fauvisme, au Cubisme, au Surréalisme, etc. Or, l’Histoire ne se répétant jamais qu’en spirale, ce qui fascinera les générations futures ne sera pas qu’on a refusé les nouveautés du Contemporain pris pour critère, mais sera qu’on les a encensées quelles qu’elles soient.
Jean-Philippe Domecq est auteur de Comédie de la critique - trente ans d’art contemporain, éditions Pocket.