"La littérature, cet outil de connaissance", PEN Club, juillet 2021

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Le PEN Club, au carrefour international des cultures, est de ce fait bien placé pour constater que la littérature est au croisement de la création et de la connaissance. Ayant pour mission fondatrice la défense de la liberté d’expression et celle-ci n’étant pas divisible, le réseau solidaire des PEN Clubs nationaux a à connaître et faire connaître toute forme d’expression qui est opprimée parce qu’elle porte l’émancipation, la pensée mobile, donc critique, et les mutations de la sensibilité — autant dire : la littérature. Par Jean-Philippe Domecq.

Sans hiérarchie des genres ni présupposé de là où elle doit s’exprimer. Ainsi, les premiers textes d’Albert Camus furent ses reportages journalistiques sur le mode de vie des Algériens des villages, pauvres comme lui, respectueux a priori comme le sont les pauvres de père en fils — la fameuse formule de Camus se déclarant plus tard « solitaire et solidaire » était déjà là, partagée, il suffisait de porter attention.

Eh bien, on croyait entendre cette hauteur de voix le 27 avril dernier lors de notre table ronde consacrée à la situation algérienne et marocaine : entendre Maâti Monjib, Abdellatif Laâbi, Hajar Rassouni, Hicham Manouri, c’était, dans une impressionnante filiation de générations, réentendre l’éthique de « responsabilité civilisationnelle » — ces mots furent prononcés — qui découle naturellement de la pensée qu’explore la littérature de recherche ; c’était ce qu’on n’entend plus guère en France où les voix intellectuelles responsables sont couvertes par celle des « médiauteurs » qui orchestrent ce qu’il va bien falloir, pour comprendre de nouveaux maux de notre temps, nommer la Culture contre la culture.

Heureusement que nous sommes citoyens du monde, merci à nos semblables différents qui luttent au Maghreb, et ailleurs, tant ailleurs, avec des modes d’expression sans cesse inventés, censure oblige et par là même forçant l’invention même. On parlera un jour de ce qui se passe dans les boutiques, réseaux, piquets et ruelles de Biélorussie, où l’inventivité féminine est au premier plan que soutiennent les hommes ; nous en reparlerons au PEN Club en faisant parler la littérature.

Au fond, celle-ci se caractérise par son imprévisibilité. Pourquoi ? Parce que la littérature suit le faisceau de l’attention qui cherche, toujours cherche à voir et donc décrire ce que nous sentons sans savoir, ce que nous savons sans le sentir, dans les parages de ce qui n’a pas encore eu droit au verbe, lequel fait vivre. Dans les campagnes, si l’on dit de quelqu’un qu’« il n’a pas de langage », c’est grave.

Et puis il y a ceux qui ont leur langage, mais qu’on n’écoute jamais. Exemple d’imprévisibilité auquel nous fait penser notre première référence à Camus et l’Algérie : dans quelle case placer le Christ s’est arrêté à Eboli, de Carlo Levi, qui trouvera son analogie suprême grâce à la camera de celui qui a créé la poétique du politique, Francesco Rosi ? Récit, témoignage, document, journal autobiographique ?

Peu nous importe à vrai dire, tant on est saisi par l’art, au sens de justesse d’expression, grâce auquel Levi et Rosi expriment l’attention d’un médecin citadin exilé politiquement sous Mussolini et qui va passer son temps à observer ces pauvres éternellement pauvres villageois sur l’échine desquels passe le souffle de l’histoire, au-dessus, bien au-dessus d’eux.

Seule l’exactitude de la littérature, exactitude dans tous les sens de la vie, sensible, morale, politique, perceptive, pouvait nous faire partager en sympathie ce que nous ne pouvions connaître sans elle.

Et puis, en relevant la tête vers le passé de la littérature, on retrouve une liberté parfois plus ouverte que l’actualité culturelle : aujourd’hui où les romanciers sont priés de n’être que sensibles et littéraires, et où les intellectuels sont rhéteurs à plateaux, où classerait-on Pascal, La Rochefoucauld, Diderot, Rousseau ? Écrivains, ces penseurs ? Oui, parce que penseurs ils ont dû créer la forme de leur pensée éclairante.