L'humanité est paranoïaque, preuves par : Dieu, le complotisme, Kennedy...


Paru dans POSITIF décembre 2021 :

JFK, l’enquête,  d’Oliver Stone

Une sidération qui n’en finit pas

JFK, l’enquête : c’était déjà le ressort palpitant d’enquête politico-policière de JFK, la version filmée qu’Oliver Stone avait tournée en 1991, mais on comprend qu’il y revienne trente ans plus tard, sous forme documentaire cette fois. Car nous tous, depuis le 22 novembre 1963, nous avons beau avoir vu, revu et revoir les séquences de l’assassinat du Président John Fitzgerald Kennedy, puis le surlendemain, à peine moins incroyable, en plein journal télévisé, une silhouette de gangster à chapeau, Jack Ruby, flinguant Lee Harvey Oswald tuméfié qui s’effondre sur le mystère de ses motivations et de sa performance de tireur, eh bien on a encore du mal à y croire. C’est bien pourquoi, pour résorber cette sidération, qu’ont fleuri les théories du complot entre Mafia, FBI, CIA, racistes sudistes espions de la Guerre Froide, et pourquoi pas le vice-président et successeur, Lyndon Johnson. La paranoïa, on le sait, présente le formidable avantage de satisfaire notre légitime besoin de comprendre, mais à bon compte, en reliant quatre lettres de l’alphabet sur vingt-six pour à tout prix nous ficeler une cohérence qui colmate et rassure. Avec dans le cas du 22 novembre 63 une efficacité plus grande encore que la paranoïa qui a fait le succès des religions monothéistes : car si l’invention de « Dieu » comme cause unitaire et cachée expliquant tout confirme que l’humanité est paranoïaque, cette fois le Dieu caché fut horizontal, télévisé, sous nos yeux et cadré idéalement : le Président américain accoudé à la Lincoln sourit à la foule de Dallas, il fait plein soleil sur la carrosserie noire et luisante, Jackie est en robe rose pour qu’on voit mieux le sang après quand soudain la Lincoln accélère que les caméras suivent et cadrent bien. Quant à l’assassinat du présumé meurtrier c’est également en direct, avec le bougé de caméra qui fait on ne peut plus réaliste et est réel. La cause de tout cela est au cœur de l’image. Et c’est là que notre scepticisme à l’égard du complotisme qui nous semblait animer Oliver Stone en prend un coup. Car de deux choses l’une, pour assimiler la sidération mondiale et individuelle : soit on explique l’activation de la démarche paranoïde et la ventilation d’enquêtes serrées qu’elle affole, par ce que nous avons bel et bien vu : il est et reste et restera à jamais incroyable qu’à une telle distance, mieux qu’en tout western ou polar, un tireur ait pu, en deux tirs sur trois, atteindre imparablement la silhouette présidentielle en mouvement automobile ; incroyable qu’une balle qui lui a traversé la poitrine ait ensuite atteint sur le siège avant le gouverneur du Texas, John Bowden Connally, lui soit ressortie par la manche et le doigt, et continué son parcours. Il faut donc admettre que l’incroyable est vrai. Et puis tout de même, Oliver Stone à force de tourner en cinéaste autour du fait, nous montre quelque chose que notre méfiance pour toute théorie de manipulation a gommé sous nos yeux. C’est que, lorsque la voiture présidentielle accélère et que ça commence à hurler de partout, la tête abattue de John Fitzgerald Kennedy a un hoquet en arrière qui ne s’explique peut-être pas seulement par l’accélération, puisque Jackie à ce moment se précipite sans glisser sur le long capot arrière pour saisir, horreur, des morceaux de cervelle de son mari. Comme s’il y avait bel et bien eu le fameux troisième tir venu de devant et de la foule. Alors on rembobine l’événement , comme Oliver Stone et tous ceux qui, méthodiquement, ont rouvert le rapport Warren et l’enquête. On se tourne vers l’autopsie et la balistique, susceptibles d’indiquer le trajet des balles. Or, et d’abord, l’autopsie du crâne a été expéditive. Etrangement ? Là encore notre méfiance à l’égard de la systématique méfiance paranoïaque nous servait une explication qui s’accorde avec tout processus de sidération : dans une telle tension événementielle, les hommes n’agissent pas avec la méthode des journalistes et spécialistes après coup. Oui mais, et la roue interprétative repart dans l’autre sens, paranoïaque sans l’être si ça se trouve : des médecins légistes, des militaires, des officiels ont tout à tour fait état de versions escamotées, d’observations effacées, de consignes surtout qui ont muselé, et muselé longtemps… jusqu’à nos jours ! Car aujourd’hui, cette hypothèse du deuxième tireur semble s’imposer comme la plus plausible. Or on ne l’a toujours pas retrouvé, et ne le retrouvera jamais. Autrement dit, le premier événement médiatique mondialisé en direct, concernant la mort de l’homme le plus puissant du monde, visionné par des milliards d’humains en télémétrie et décortiqué par des milliers d’articles et d’ouvrages, contient son dieu caché comme acteur, certes politique et non religieux mais cela ne rend pas ce point aveugle moins fascinant, au contraire.

Dès lors, Oliver Stone déroule son film sur le tempo même de notre interrogation sans cesse avivée car troublée, déplacée. Assurément le rythme est la donnée esthétique la plus forte de l’œuvre de Stone, outre son sens de l’épique, qui lui fait révéler le relief en pleine contingence. Son film Nixon (1995) en est l’acmé : Stone a su montrer que Richard Nixon, sur qui ses parents reportent leurs maigres économies pour ses études d’avocat à la place de son frère aîné mort de tuberculose et qui à la différence de la dynastie Kennedy a tout gagné au mérite et à l’Américaine, avait un charisme et une dimension shakespearienne à sa façon, dans le registre Iago certes, mais sa présidence fut plus positive que celle de Kennedy, ayant acté la fin de la Guerre Froide en anticommuniste qui sut tendre la main à la Chine de Mao (et ce fut assez frappant pour susciter l’opéra de John Adams en 1987, Nixon in China), le tout main dans la main avec un intellectuel comme Henry Kissinger que Nixon nomma et ne lâcha jamais, jusqu’à n’écouter que lui lorsque celui-ci lui conseille de démissionner après avoir saigné de tous ses flancs un an et demi dans l’arène du Watergate. Cela inspirera d’ailleurs encore un autre grand artiste, Robert Altman qui, dans Secret Honor (1984), filme un extraordinaire one-man-show de la dernière nuit de Nixon dans le Bureau ovale avant sa retentissante démission sous les coups de boutoir de ce qu’on appelle, depuis, le Quatrième pouvoir, la presse. L’art du relief qu’a Oliver Stone se retrouve, avec plus d’inventivité et d’expansion esthétique, dans la série que le romancier James Ellroy a consacrée aux présidents Kennedy, Johnson, Nixon  : James Ellroy a su mettre de côté ses opinions politiques, pas particulièrement subtiles en effet, pour se faire le bad boy dostoïveskien de cette geste politique américaine.

Oliver Stone, à la fin de JFK, l’enquête, tombe dans son généreux travers de sentimentalisme musclé. Non, Kennedy n’a pas été un si grand président, assurément moins que ses successeurs Johnson et Nixon ; mais, si l’on peut dire, il a eu une mort. Dont l’historien Alan Brinkley fait observer qu’« elle est probablement plus puissante que les années qu’il a vécues. » L’assassinat de Lincoln, lui, quatre mois après qu’il a aboli l’esclavage, a signé cette libération en rendant impossible de revenir dessus. La mort fait partie de l’œuvre de chacun.

Jean-Philippe Domecq

Réalisation : Oliver STONE

Produit par Robert S. WILSON

Scénario/Dialogues : James DIEUGENIO 

D’après son livre Destiny Betrayed: JFK, Cuba, and the Garrison Case 

Le documentaire « JFK l’enquête » sera diffusé le dimanche 12 décembre à 20h40 sur OCS Max et disponible sur OCS à la demande à cette date. A noter que le film JFK d’Oliver Stone (1991) sera également proposé lors de ce « Week-end Kennedy », sur OCS Max (Samedi 11/12 à 20:40 en l’occurrence)