paru dans ESPRIT, décembre 2024:

Par Quirinale.it, Attribution, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=156416109
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Trump à Notre-Dame : un adoubement douteux

La participation de Donald Trump à la cérémonie de la cathédrale Notre-Dame a abondé de commentaires jusqu'à saturation médiatique. On a pourtant peu signalé combien celle-ci procédait d'une stratégie de communication présidentielle peu scrupuleuse de la déréliction de la démocratie américaine.


décembre 2024

Emmanuel Macron s’est empressé d’inviter et de faire trôner à la cérémonie de réouverture de Notre-Dame de Paris Donald Trump, incarnation politique particulièrement respectable, et tout ce que nous trouvons à lire et entendre à ce sujet s’arrête à la dimension diplomatique du rendez-vous international et au coup d’« audace » d’un président de la République tenu par la presse étrangère et par une nette majorité de Français pour responsable de la crise que subit son pays.

On salue le succès géopolitique d’avoir fait se rencontrer Trump et le président ukrainien, comme si cette rencontre ne pouvait attendre l’entrée en fonctions du président américain – outre la mauvaise manière, qui laissera des souvenirs politiques, d’évacuer de facto l’actuel président en exercice et toujours actif sur le front ukrainien. Il y eut et il y a, dans l’Histoire, des stratégies de Realpolitik qui, au nom d’un réalisme qui se veut mieux compris que tout le monde, ne comprennent pas que s’il suffisait d’être cynique pour être réaliste, la vie serait simple. L’invitation à Trump, dont on savait qu’il en profiterait pour absorber toute la lumière événementielle autour de laquelle papillonne Macron, fait hystériquement fi d’éléments essentiels du réel. Au mieux c’est un lapsus, énorme, au vrai c’est voulu et cela constitue une aveuglante infraction. Si aveuglante que les commentateurs la gomment ou ne voient pas que c’est là une utilisation inversée de la dimension symbolique de Notre-Dame.

Faire entrer Trump dans la cathédrale avant même qu’il soit président officiel, relève d’un empressement de communiquant prêt à tout.

Emmanuel Macron le sait, lui. Fervent adepte de communication disruptive, il n’a l’esprit qu’à jouir de porter un coup à « effet cathédrale » comme on dit en musique de certains échos. Et personne ne va dire la gêne profonde qu’il suscite ? Que l’on soit croyant ou pas, tout le monde sait et sent que cette cathédrale est un monument de sacralité ; preuve en est que tous les cœurs, non-croyants compris, furent atteints en voyant brûler Notre Dame ; le sacré n’est pas que religieux, même pour un édifice religieux. Mesurée à cette aune, « l’audace » du président Macron crée un choc symbolique par dévoiement de tout sens symbolique, et par là mine encore un peu plus le champ des valeurs politiques et communes. Il adoube un homme qui a bafoué le suffrage populaire en refusant les résultats avérés de l’élection précédente ; qui conséquemment a poussé au coup d’État contre les représentants du peuple au Capitole ; un homme réélu par une majorité d’électeurs qui ont approuvé en pleine connaissance de cause son mensonge ressassé pendant quatre ans ; qui ont fermé les yeux sur la déviation idéologique de la Cour suprême qui l’a protégé ; fermé les yeux sur les déviations morales et comportementales d’un homme qui donne l’exemple de la prévarication, du népotisme, de l’insulte sans limites de vulgarité et de la mauvaise foi sans vergogne ; approuvé un candidat à la responsabilité nationale qui se vante de ne pas payer ses impôts et dit au peuple qui l’approuve que « c’est une preuve d’intelligence » ; etc., etc. et, comme quoi, un vote ça ne se conteste pas mais ça s’interprète.

De fait, le résultat de l’invitation prématurée d’un tel homme dans la plus célèbre des cathédrales aura été, comme tous les commentateurs l’ont pieusement admis, que « Donald Trump est sorti de disgrâce » ; mieux, et il faut en féliciter Macron, il est rentré en grâce, c’est le double cas de le dire. On ne sait ce que pensent de ce couronnement subliminal les chrétiens pratiquants, dont beaucoup certes ont soutenu Trump ; mais le pape François, en allant en Corse et pas à Notre-Dame, a suggéré diplomatiquement quelque chose. Pour quiconque, athée ou pas, faire entrer Trump dans la cathédrale avant même qu’il soit président officiel, relève d’un empressement de communiquant prêt à tout ; c’est pousser à bout la communication pour la communication et le désir de soi que partagent des personnalités comme Emmanuel Macron et Donald Trump. C’est adouber ce qu’incarne historiquement celui-ci : le langage renvoyé au « fake », autrement dit : la Fin des faits. C’est bénir ce nouvel Ubu qui a libéré le peuple de l’effort de réfléchir, de prouver, d'être honnête ; c’est fermer les yeux sur cette sacralité profane qu’est la démocratie, orchestration pacifique de la nature conflictuelle des hommes. Par ce geste culminant, Emmanuel Macron rejoint Donald Trump dans le sans foi ni loi, au profit de la seule loi du moi ; effet pervers d’un chef d’État qui tord le désir de sens dont les citoyens sont plus conscients et demandeurs que lui. L’actuel sentiment de pertes de valeurs éthiques et de perspectives politiques n’avait pas besoin de cette fort trouble confusion symbolique.

 

                             huile sur toile, série des "Paysages inextérieurs", Bord de monde, n°1, 2020

 Exposition à la galerie Egrégore, Casteljaloux, du14 sept. au 25 novembre 2024, PAYSAGES INEXTERIEURS

 Présentation de Christian Noorbergen:





 

Dans l'Ambiance littéraire actuelle, la Revue Esprit publie un dossier en trois questions :
- Où est passée l'aspiration littéraire?, par Valérie Rossignol: https://esprit.presse.fr/.../ou-est-passee-l-aspiration...
- L'énigme du discernement littéraire, par Jean-Philippe Domecq: https://esprit.presse.fr/.../l-enigme-du-discernement...
- La Métaphysique Fiction, nouvel espace littéraire, J-Ph Domecq: https://esprit.presse.fr/.../la-metaphysique-fiction...
(lectures en renseignant votre email)
esprit.presse.fr

Dans Le Monde daté du dimanche 25 juin 2023, la tribune de Jean-Philippe Domecq : « Le débondage médiatique sur Kafka révèle ce qui fait le charme de la littérature et pourquoi elle se survit » .

Dans une tribune au « Monde », le romancier Jean-Philippe Domecq revient sur les polémiques ayant suivi la dernière édition de l’émission « La Grande Librairie », le 31 mai, au cours de laquelle l’œuvre-phare de l’écrivain Franz Kafka a été moquée.

 ... La suite : https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/06/25/le-debondage-mediatique-sur-kafka-revele-ce-qui-fait-le-charme-de-la-litterature-et-pourquoi-elle-se-survit_6179145_3232.html?random=583891173&fbclid=IwAR2BRMI-wgOTqf_oWhx87x8megfDBDk8k2QFVqbxXQicG2H7ZudYrnYc6bM 

Dans Le Monde daté du 8-9 janvier, la tribune de Jean-Philippe Domecq : « Ce qu’il restera de Michel Houellebecq n’est pas son oeuvre, mais le fait qu’elle a été abondamment commentée... »

https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/01/07/ce-qui-restera-de-michel-houellebecq-n-est-pas-son-uvre-mais-le-fait-qu-elle-a-ete-abondamment-commentee_6157011_3232.html



Disparition de Javier Marías


https://esprit.presse.fr/article/jean-philippe-domecq/javier-marias-shakespearien-d-aujourd-hui-43355

Javier Marías, shakespearien d’aujourd’hui


L’œuvre de Javier Marías, écrivain et chroniqueur espagnol, pourrait être parente de celle de Shakespeare, tant elle rappelle le dramaturge anglais. Fin observateur des événements politiques et de leurs résonnances intimes et fort d’un humour grinçant, l’auteur explore, roman après roman, le thème de la trahison morale et politique.

Qu’écrirait Shakespeare aujourd’hui ? Ton visage demain de Javier Marías1. Ce titre, comme d’autres tirés de Shakespeare, nous engage dans la sensibilité de cet Espagnol. Son ironie anglicisée par sa formation et son enseignement à Oxford et aux États-Unis lui valurent sa première notoriété de traducteur (Tristram Shandy de Laurence Sterne et Le Miroir de la mer de Joseph Conrad). Conrad, qui fit de la métaphysique avec des histoires de comptoirs maritimes (souvenons-nous d’Au cœur des ténèbres que Coppola transposa au Vietnam dans Apocalypse Now), donne l’échelle du globe où se déploient les héros de Javier Marías, aussi bien espions que traducteurs mais toujours interlopes, sous les radars des frontières. Il faut y ajouter John le Carré et Ian Fleming, le créateur de James Bond étant une des fières références de Marías, qui n’ignore rien des secrets services et sévices d’État, ni des tortures des régimes à lunettes noires.


À vrai dire, nul romancier n’a aussi subtilement décrit comment l’ambiance politique informe nos vies privées. Dans Si rude soit le début, autre titre shakespearien, Javier Marías montre que lorsque l’Espagne des années 1980 choisit, non sans raison, de refermer la page traumatique de la guerre civile, les héritiers du franquisme restent en bonne place2. Mais alors le bilan de l’histoire met un signe égal entre victimes et bourreaux, et tout se retrouve insidieusement vicié, voué au désespérant à-quoi-bon. Pourquoi aurait-on alors plus confiance en la durée des sentiments ? Comment un couple peut-il encore croire en quelque fidélité que ce soit ? La faille dans le regard, le soupçon non pas inquisiteur mais mélancolique, traverse tout et tous dans les romans de Javier Marías. Son titre, Ton visage demain, le résume : aujourd’hui, je peux te faire confiance, mais qu’en sera-t-il demain ? Que sait-on jamais sur qui, même son plus proche ami ? La trahison morale et politique est le thème obsédant qui donne à Marías son style lancinant, comme on se cogne la tête quand on voit ce que les hommes sont capables de se faire les uns les autres en bafouant toute justice, toute bonne foi, tout engagement.


La littérature de Marías naît de la trahison subie par son père, qui a failli périr de la dénonciation de son compagnon de combat républicain opportunément devenu franquiste. Il s’en fallut de peu et le père de Marías dut se taire, sous la permanente menace de mort sur son foyer. Dans Ton visage demain, les détails font froid dans le dos de vérité historique : d’insupportables tortures politiques, d’une cruelle inventivité, jovialement perpétrées puis racontées à l’apéro entre notables, bien assis sur leur dictature bénie par l’Église de la mauvaise foi. Et régulièrement, comme en spirale, le narrateur interroge son sage de père, lui posant et reposant les questions : « Et tu n’as rien pu faire ? Et depuis tu ne lui as rien dit ? Tu n’es pas allé voir l’ami qui t’a exilé ? » Les réponses que lui donne le père, pétries par l’expérience de l’humanité, font du bien, au cœur même de notre révolte oppressée.

Sur le plan narratif, Marías a le génie de nous saisir, à proportion de la confiance que suscite son écriture, par sa sensibilité à la souffrance, qu’il ne peut laisser sans la rédimer. On est dans un réel où l’on voit enfin, si terrible soit ce que l’on doit voir : des « glands », comme il dit des cultivés vulgaires, ridiculisés dans de vastes toilettes de boîte de nuit londonienne ; des rockers sur le retour vomissant leur narcissisme ; ou tel homme d’emprise sur une femme obligé de subir, avachi sur un canapé, le revolver du narrateur droit dans les yeux. S’il satisfait notre désir de justice et de vengeance qui fait l’originel ressort du suspense, Marías est empli de sensibilité intelligente pour la fragile ampleur humaine. Ses portraits de femmes sont forts et singuliers : Berta Isla, l’héroïne de son dernier roman paru, a la liberté de la femme actuelle et voit son aimé et aimant époux moins qu’il faut pour que celui-ci revienne de ses missions d’espion dont elle ne doit rien savoir et tout craindre – sinon des visiteurs viendront, un briquet à essence à la main au-dessus du berceau de leur enfant3


En même temps, on rit beaucoup en lisant les romans de Javier Marías. Il a la caricature et l’arrogance formidables dès qu’il traite la vanité des vanités, qu’elles soient d’ambassade ou du milieu littéraire, du showbiz et des producteurs marrons, d’universitaires confits ou d’acteurs qui s’y croient. Il nous tient aussi par une ironie narrative à fort piquant. Ainsi peut-on dévoiler l’amorce de Demain dans la bataille pense à moi, où une fois que sa maîtresse a couché le gamin, l’amant l’enlace enfin, et elle lui meurt dans les bras4. Dans Comme les amours, la situation est cocasse où l’amante doit attendre, en jupe, de pouvoir récupérer ses sous-vêtements dans le salon où un visiteur égrillard rend une visite inopinée à l’amant5.

Sa truculence n’est pas moins libre lorsque cet écrivain, pourtant né dans le bain de la littérature, recadre les réputations littéraires qu’il estime usurpées. Dans Vies écrites, recueil de ses chroniques hebdomadaires dans El País, on lira avec bonheur son croquis du diaphane Rilke, cultivant les mondaines aussi pâmées que mécènes, comme par hasard6. Ou celui de Mishima qui, avec son hara-kiri, mit l’héroïsme paramilitaire ultranationaliste au service de l’exhibitionnisme, et légua à la postérité un portrait « artistico-musculaire pour puérils amateurs de sexe de calendrier ». Décidément, Javier Marías a l’humour de surplomb sur l’humaine condition autant que sur ceux qui la décrivent. Et son style a la beauté gutturale de la liberté sans illusion.



NOTES 


1.Javier Marías, Ton visage demain, 3 vol., trad. par Jean-Marie Saint-Lu, Paris, Gallimard, 2004, 2007 et 2010. Javier Marías vient de publier un nouveau roman, Tomás Nevinson, en Espagne.

2.J. Marías, Si rude soit le début, trad. par Marie-Odile Fortier-Masek, Paris, Gallimard, 2017.

3.J. Marías, Berta Isla, trad. par Marie-Odile Fortier-Masek, Paris, Gallimard, 2019.

4.J. Marías, Demain dans la bataille pense à moi, trad. par Alain Keruzoré, Paris, Rivages, 1996.

5.J. Marías, Comme les amours, trad. par Anne-Marie Geninet, Paris, Gallimard, 2013.

6.J. Marías, Vies écrites, trad. par Stéphanie Decante et Alain Keruzoré, Paris, Gallimard, 2019.


Jean-Philippe Domecq au « bord des mondes »

par Mikaël Faujour

Paru dans la revue Esprit, décembre 2021.


https://esprit.presse.fr/actualites/mikael-faujour/jean-philippe-domecq-au-bord-des-mondes-43731


Collaborateur de longue date d'Esprit, essayiste et romancier, Jean-Philippe Domecq révèle une facette méconnue de son travail, en exposant peintures et dessins à la galerie parisienne La Ralentie jusqu’au 16 décembre.

« Car ce que l'art présente, ce ne sont pas les Idées de la Raison, mais le Chaos, l'Abîme, le Sans Fond, à quoi il donne forme. Et par cette présentation, il est fenêtre sur le Chaos, il abolit l'assurance tranquillement stupide de notre vie quotidienne, il nous rappelle que nous vivons toujours au bord de l'Abîme – ce qui est le principal savoir d'un être autonome et qui ne l'empêche pas de vivre (…). »

Cornélius Castoriadis, La Montée de l'insignifiance, Les Carrefours du labyrinthe – 4

Entre 1971 et 1984, le jeune peintre Jean-Philippe Domecq réalise quelques expositions, personnelles et collectives – à Rennes, Strasbourg, Paris, en Angleterre, en Belgique, en Allemagne, aux États-Unis. Puis, rideau ! Entré en littérature avec Robespierre, derniers temps, il se trouve « requis » par l'écriture. S'ensuivent livres, romans, essais et prises de position parfois polémiques (en particulier dans les années 1990, contre « l'Art du Contemporain », assumant avec de rares voix une critique fondatrice d'un art postmoderne performatif, verbeux et souvent complaisant) et son activité de peintre est mise sous l'étouffoir.

 

Clarifier l’image intérieure

Près de quarante livres après son premier roman, il redécouvre des dessins érotiques et des peintures oubliés. À quelques décennies de distance, elles lui apparaissent comme neuves à nouveau, d'une force intacte. Et sa faim de peindre s'en trouve ravivée. Retrouvant « cette amorce de haïku occidental (…) imprimé dans le catalogue d'une de [s]es expositions : "Au milieu du champ, un arbre légèrement incliné" » en 1981, il s'étonne et s'amuse de ce que l'instinct lui a fait peindre des arbres penchés : « (…) après avoir été entièrement absorbé par l'écriture de mes livres, au moment de reprendre les pinceaux à côté, ça repart exactement sur le même thème, sans le vouloir »1. L'histoire d'un homme – et, partant, l'œuvre d'un artiste, d'un écrivain – n'est-elle pas traversée, travaillée par les mêmes « pourquoi ? », lignes-forces qui structurent une existence, la modèlent du dedans ? Œuvrer est alors désépaissir le mystère, débrouiller l'obscur. C'est, peut-être encore cette méditation reconduite sans fin, consistant à clarifier l'image intérieure, effort qu'un regard extérieur croira obsessif.

La galerie La Ralentie, qui expose aujourd’hui Jean-Philippe Domecq, rend compte de ces continuités, desdites « lignes-forces » qui, courant sur près d'un demi-siècle, résonnent avec ses écrits. Ainsi, avec à l'esprit ces arbres tordus à l'ombre longue, reparcourant l'essai Qu'est-ce que la Métaphysique Fiction ? (Serge Safran Éditions, 2017), lit-on : « Les arbres et collines nous renvoient nos interrogations en boomerang car ils pourraient vivre sans nous qui ne le pouvons sans eux. Ils sont là seulement, nous ne les concernons pas, même quand nous leur portons atteinte, même quand nous les cultivons, parfois dans leur sens d'ailleurs, assez souvent même (…). Nous restons à contempler les lieux de la nature parce qu'ils nous remettent en place, place perdue, étrangère aux lieux, à ce monde, et c'est heureux, lucide. »

Retour à l'exposition. Accords de mauve, de rose, de jaune et rehauts de vert ; orange crépusculaire d'entre-deux-mondes, cerné de bleu nuit et de verts d'aurore boréale ; roses violacés : d'une variété de ton étrangère à la répétition, des falaises obliques et aiguës surplombent la plage (ou bien est-ce la mer ?) coiffées par un fouillis de ciel brossé avec énergie – et même ferveur. Des canapés, des fauteuils, seuls au milieu d'un espace indistinct, hors-temps, hors-lieu, et qui se délitent comme souvenir. Fermes cependant comme la vie matérielle, l'immédiatement vécu des sens – mais cernés par l'abîme, par un néant alentour que suggèrent les réserves (zones non peintes), laissant voir la toile nue. Échos peints de cette affirmation plusieurs fois écrite, de « ce qui fait homme : le savoir de la mort qui rend heureux, tragique, énergique, affolé, et souverain rieur si l'on sait que l'on sait qu'il n'y a pas de vie sans la mort, sans la mort dans la vie, ou qu'on peut être à tout instant pris de panique à la vue de ce néant promis. À la vue, oui, consciente » (Le Livre des jouissances, Agora, 2017).

 


Une facture empreinte d’urgence

Si les quelques peintures des années 1980, absolument remarquablesont une facture plus léchée, plus patiente, celle des plus récentes œuvres est empreinte d'une urgence. Les premières – étranges narrations suspendues où des personnages élégants au visage absent se tiennent coi ou en mouvement dans des intérieurs désolés aux tons austères – témoignent d'un imaginaire très cinématographique. Aussi fortes soient-elles, ce sont des œuvres de jeunesse, où se devine l'effort à faire coïncider l'image intérieure, onirique, fantastique, avec sa description – ce qui expliquerait la précision de certains détails, fauteuil, cravate, intérieur d'appartement, cette volonté de ne rien perdre, comme quiconque jetterait à la hâte toutes les images volatiles du rêve que l'éveil risque de dissiper. Mais les secondes, œuvres de maturité d'un écrivain accompli, d'un peintre mû par la seule nécessité intérieure, expriment autre chose, et emploient d'autres moyens : il n'est plus question de maîtrise, mais au contraire de lâcher-prise, plus question de technique, mais d'attention, de disponibilité à saisir au plus près le surgissement du « ça » (« (…) ça repart exactement sur le même thème  », écrivait-il). Et cette ouverture au dehors, à l'extérieur – le motif, disons – est nécessairement une exploration du dedans, du lointain intérieur, pour citer un Henri Michaux (référence qui d'ailleurs résonne à-propos avec le nom même de la galerie). Fixant l'attention sur l'objet – réellement extérieur, le motif, ou purement mental, la représentation – l'artiste peint sa situation même : liminaire, entre deux mondes (objectif/subjectif, extérieur/intérieur, réel/imaginaire), suggérant combien la vie repose sur le vide et n'existe que par conscience et opposition à cette béance, au néant si proche.

De la conscience de la précarité de la vie procède le désir d'une vie pleinement vécue… D'où l'amusant parti pris d'exposer en sous-sol, comme un « enfer », de très beaux dessins érotiques des années 1970. Images obscènes et précises, exécutées à l'encre de Chine d'une ligne agile et sans repentir, ludiques par leurs références à l'histoire de l'art – de Van Eyck à Velázquez ou Füssli – et sadiennement outrancières, ces dessins font justice à l'intrinsèque impudence des fantasmes et du désir. Les corps se cabrent, se tordent, se confondent et s'hybrident ; les sexes et les seins prennent démesure, prolifèrent et saturent l'espace ; et pour finir, les lignes des corps se déforment, se stylisent, se géométrisent et l'espace même se distord. Intitulée « Encorps », cette série dépasse de loin la gaudriole illustrée et s'avère une joyeuse et jouissive exploration de l'imaginaire fantasmatique. De la conscience de la mort à l'intensité de l'être-au-monde, l'exposition dit un parti-pris – un pari – tragique comme un grand « oui » à la vie.

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