Paru dans Marianne, 17/02, par Olivier De Bruyn 


 9.JEAN-PHILIPPE DOMECQ FACE AUX FILMS ET... À LUI-MÊME  

Les fidèles lecteurs de Marianne, comme beaucoup d’autres, connaissent le romancier et l’essayiste, farouchement indépendant et toujours pertinent. Un livre permet de mieux connaître le cinéphile et le critique, tout aussi indépendant et pertinent quand il évoque le cinéma, une de ses passions de toujours. Dans Le film de nos films, Jean-Philippe Domecq s’essaye à une sorte « d’autobiographie filmique » qui revisite, de façon sciemment subjective, plusieurs décennies de création et quelques grands auteurs qui ont traversé l’époque : Martin Scorsese, Werner Herzog, Sergio Leone, John Boorman, Woody Allen, on en passe. « L’expression populaire l’a compris, nous nous “faisons notre film” de chaque film, souligne avec justesse l’auteur dans un avant-propos où il explique sa démarche. Toute projection sur écran se double d’une projection propre à chacun. » 

Le film et « son » spectateur singulier : Jean-Philippe Domecq, au fil des ans, n’a cessé d’expertiser les œuvres et d’interroger son regard sur ces dernières. A une exception près - le texte inédit sur le magistral “Phantom Thread”, de Paul Thomas Anderson qui constitue le premier chapitre du livre -, les chroniques et essais réunis dans Le film de nos films ont été publiés de 1979 à 2019 dans la revue Positif, une « institution » de la critique française qui peut s’enorgueillir d’avoir toujours fait preuve d’une intransigeante liberté d’esprit dans un univers où le conformisme et les modes interchangeables font des ravages. 

Conformiste et « suiveur », Jean-Philippe Domecq ne l’a assurément jamais été. Et l’on retrouve avec plaisir dans ce livre stimulant des analyses qui frappent par leur hauteur de vue, leur style et leur précieuse singularité « La nostalgie ne choisit pas ses souvenirs, écrit ainsi Domecq à propos de “Il était une fois en Amérique”, le monument historique et mélancolique de Sergio Leone. Elle y revient et s’y complaît quels qu’ils soient. Traumatisme ou bonheur, ce qui importe à la nostalgie, c’est d’avoir un passé où s’ancrer ; phénomène que nous observons certains matins, sortant de rêves où nous nous raccrochons même s’ils furent pénibles. » Qui dit mieux ?  


Le film de nos films de Jean-Philippe Domecq. Editions Agora Pocket. 276 pages. 8,20 euros.

Comment Baudrillard dut se taire sur l'art contemporain: https://www.revue-etudes.com/article/comment-baudrillard-dut-se-taire-sur-l-art-contemporain-23227


"En mai 1996, Jean Baudrillard (1929-2007) publie une de ses tribunes régulières dans Libération : elle porte cette fois sur l'art contemporain. À la suite du tollé qu'elle suscite, le journal suspend leur collaboration. Qu'une polémique entraîne un tel désaveu de la part d'un organe de presse progressiste paraît contradictoire, mais ne l'était pas à l'époque. Car le motif en fut que la tribune de Baudrillard était « réactionnaire » à l'égard de l'art contemporain : la « réaction progressiste » (je labellise l'expression) de Libération allait donc de soi. Seconde contradiction pourtant : Baudrillard, grande figure de l'intellectuel critique, était et reste réputé pour ses oppositions conceptuelles à l'idéologie dominante. Aussi ne pouvait-on lui faire (mais pour l'occasion on lui fit) le procès en « réactionnariat », autre terme que je propose pour rappeler l'argument central de la stratégie de dissuasion, en vigueur en art, à l'époque. Si pourtant la réception de son texte a contredit la réputation de l'auteur, on ne peut exclure que le procès en réactionnariat ait pu être procès d'intention : ce ne serait ni le premier, ni le dernier dans la culture. Pour vérifier si ce fut le cas, confrontons le texte à sa réception négativement connotée, que Baudrillard n'avait manifestement pas prévue.

Cet épisode singulièrement polémique révèle un climat en lieu et place du débat artistique qui s'amorçait en 1990-1991 à l'initiative d'auteurs isolés : Jean Clair, moi-même dans la revue Esprit, Marc Fumaroli et fort peu d'autres, étant donné la dissuasion ambiante. Le débat visait à opérer une réévaluation critique de la production artistique qui n'était déjà plus si contemporaine, puisqu'elle était consacrée depuis plus d'un quart de siècle. Les auteurs à contre-courant du marché, des politiques institutionnelles et de la critique d'art mainstream durent hausser le ton pour franchir le mur de cette hégémonie. Or, leurs textes ultraminoritaires suscitèrent un vif intérêt, qui a surpris les prescripteurs d'opinion culturelle. Le public ne fait certes pas critère, l'histoire ayant prouvé qu'il avait refusé les avant-gardes, ce que les porte-voix du mainstream ne se privèrent pas de ressortir. Ils savaient pourtant que la démocratisation culturelle a complètement modifié la donne depuis le XIXe siècle qui avait effectivement connu les affrontements inauguraux de la modernité entre les créateurs et les attentes académiques du public. La vraie nouveauté historique à comprendre était qu'un public aussi cultivé qu'informé attendait depuis longtemps une réévaluation ; sinon, il n'aurait pas réservé au débat à peine ouvert une attention quantitative et qualitative. Quantitative : les chiffres de ventes des revues et journaux ayant accueilli le débat le prouvent statistiquement ; et qualitative : le courrier du lectorat également, ainsi que les demandes de débat public. C'est d'ailleurs en raison de cette pression montante que Libération a d'abord laissé passer la tribune de Jean Baudrillard, ouvertement provocatrice puisque intitulée « Le complot de l'art » et chapeautée d'une formule, « L'art contemporain est nul », propre à mettre les pieds dans le plat. Baudrillard avait habitué ses lecteurs à la provocation verbale, à dessein de secouer les esprits. Cette fois, pourtant, non seulement cela ne passa pas, mais Baudrillard se rétracta, plaidant quelques jours plus tard l'incompétence dans le domaine esthétique. Ce recul intellectuel, surprenant de la part d'un penseur, est révélateur du symptôme idéologique d'une époque, que je propose d'analyser. Le texte de sa tribune montre qu'avec son ignorance invoquée ou prétendue, Baudrillard a sauté à pieds joints dans le schéma réaction-progressisme qui clivait les confrontations idéologiques du XXe siècle, bien qu'il visât ailleurs en titrant sa tribune « Le complot de l'art ». Ledit complot n'était pas ce qu'il croyait, pour la raison qu'il n'est pas besoin de complot pour qu'il y ait idéologie dominante, celle-ci se reproduisant par accord et même, il faut ce mot, par concertation involontaire et ambiante – par enthousiaste soumission, si l'on préfère."


Suite dans le n° de Février 2021 de la revue Etudes