La Russie poutinienne filmée en 2016 : paru dans Positif


L’anti-«Idiot» de Dostoïevski :

Le Disciple, de Kirill Serebrennikov


Ce film de Kirill Serebrennikov est une réussite éprouvante : il parvient à nous révolter contre la plus imbécile des révoltes, le fanatisme religieux, dont on a pourtant fait le tour ici depuis Voltaire. Avec sa Bible pour verbatim qu’il cite pour toute réponse et en toute situation, Veniamin, jeune fanatique chrétien dans la Russie d’aujourd’hui, n’est que révolte contre tout ce qui le plaisir de vivre par les sens et la connaissance. Ce n’est hélas pas un hasard historique si cette œuvre nous sert à nouveaux frais le phénomène dans sa sempiternelle actualité. Sempiternelle car Le Disciple nous montre de quoi se nourrit et pourrit le totalitarisme religieux qui, infusant sa contagion avec redoutable et maligne ruse, rameute les illusions traditionnalistes, jusqu’à la déviation antisémite. Par sa théâtralité aussi vivement scandée qu’incarnée, ce film qui décrit comment le refoulement fanatique prend une tête et les autres et les corps, fonctionne comme un alarmant rappel, à l’heure où nos aspirations à l’équité et à la libération socioéconomiques, qui constituaient le nouvel horizon du progressisme politique, se trouvent freinées par le combat, nécessaire mais d’arrière-garde, contre le narcissique héroïsme religieux.

Dès le début du film, le refoulement est là. On sait, ou devrait se souvenir que la plupart des croyances et vocations ne résisteraient pas à une bonne petite psychanalyse, tant leur racine est psychologique sous alibi métaphysique, et obsession du sexe non vécu. Celle-ci, a-t-on tendance à croire, résulterait de l’interdit religieux ; c’est le contraire, la poussée sexuelle a créé son interdit religieux et probablement toute religion. Par peur de cette sève sexuelle, les religieux veulent priver le monde entier du plaisir dont seule la peur nous prive. Le Disciple le montre avec une puissance ravageuse et, a contrario, tonique. Cet adolescent bien fait et plein d’énergie (magistralement interprété par le jeune Petr Skvortsov), a les yeux dardés sur les corps des filles de sa classe, lui qui se vante de n’avoir jamais d’« érections incontrôlables ». Sa mère, paumée et ulcérée par les problèmes et convocations en conseils de discipline que lui valent les rébellions scolaires de son fils, a encore assez de bon sens pour lui répondre qu’il a « bien tort de se retenir ». Moyennant quoi, le premier putsch pédagogique que va réussir son fils aura lieu entre la piscine et le bureau de la directrice d’établissement : dorénavant le bikini sera interdit et le une-pièce obligatoire. Or, comment s’est comporté Veniamin à la piscine ? La caméra restitue par micro-séquences le flash que ça lui fait de voir les formes de ses jolies camarades en maillot ; il accepte certes de se jeter à l’eau, tout habillé façon burkini masculin, mais que fait-il dans l’eau, nage-t-il « sainement » en « vertu » de « la pureté » pour évacuer l’énergie selon lui démoniaque ? Non, il plonge bien profond pour regarder d’en dessous les cuisses des nageuses s’ouvrir et se fermer.

La professeure de biologie a-t-elle le malheur laïque de faire son cours d’éducation sexuelle, avec carottes et capotes pour prémunir ces jeunes qui manifestement en ont vu et fait d’autres ? Veniamin se défringue et s’exhibe sur les tables et le bureau en déversant ses anathèmes contre le péché de chair. C’est sa deuxième opération réussie : le tapage est tel que la directrice et la sous-directrice accourent et font la leçon à…l’enseignante. Tout plutôt que le désordre. Mine de rien, sous couvert de versets bibliques puant en effet la barbarie, le refoulé s’est livré à l’exhibitionnisme inconscient. Cela n’a d’ailleurs pas échappé à une fille de sa classe qui, alléchée, viendra en intercours provoquer le timbré, ventre à ventre, et, comme elle est d’une beauté et d’une liberté de mœurs émoustillantes, il se récrie d’autant plus qu’il est au bord d’y passer.

Après l’exhibitionnisme, l’homosexualité non assumée. En bon Saint Paul recruteur, le fana-militant a repéré le boiteux qu’évidemment la classe maltraite en bande à la sortie des cours. Il fera de lui son disciple, lequel, démuni, complexé, l’adore, au point d’accepter de commettre un attentat contre le seul être qui dans l’établissement résiste, la prof de biologie. Ce n’est pas humanité ni charité si au dernier moment ils ne passent pas à l’acte ; c’est juste que le disciple a manifesté un désir homosexuel. Que l’autre n’a pas vu venir, mais suscité jusque dans ses massages prétendument miraculeux contre l’infirmité du boiteux. L’inconscient a décidément bon dos pour l’amour de Dieu.

L’appétit de savoir étant, avec l’appétit des sens, l’autre raison de vivre, cette micro guerre sainte va culminer lorsque le héros se déguise en grand singe pour protester contre l’enseignement de la théorie darwinienne de l’évolution. Ici encore, le totalitarisme, qu’il soit nazi, stalinien ou religieux, a la même stratégie éprouvée de harcèlement : provoquer le désordre pour rendre impraticable l’ordre existant, jusqu’à ce que les autorités obtempèrent, aggravant l’ordre en tyrannie, pour avoir la paix à tout prix. L’acmé de cette stratégie bien répertoriée par l’Histoire est atteinte lors du conseil d’établissement quand le jeune rebelle ment (au nom de la foi) en accusant d’attouchements la prof de biologie, qu’il a dans le collimateur puisqu’elle est la seule à résister en enseignant la raison, le savoir et la science. Et, comme elle persiste dans ces valeurs, le fanatique sort la bonne vieille saloperie de fonds chrétien : ne serait-elle pas juive ?... C’est le point d’horreur froide du film : on les voit tous, un à un, collègues et même l’amant prof de gym, la laisser se débattre puis lui signifier qu’on « comprend qu’elle soit sensible à cette question »…

Pour tout cela et bien des corolaires qui vont avec, la dramaturgie du Disciple nous montre un idiot à l’opposé de L’Idiot par qui Dostoïevski expérimenta en roman ce qu’il adviendrait du Christ s’il délivrait son message plusieurs siècles après qu’il le fit. Son Prince Mychkine a le décalage, l’idiotie géniale de qui voit mieux que le manège auquel se livrent les hommes en société ; il a donc la tolérance plus mûre que toute maturité d’adultes. L’idiot que Kirill Serebrennikov a filmé après l’avoir mis en scène théâtrale à partir de la pièce de Marius von Mayenburg, n’est pas mûr, mais muré : lui incarne le ressentiment que Nietzsche a fielleusement vu dans le Christ, les Juifs et tous les révoltés dans l’Histoire (n’oublions pas que Nietzsche rabat révolte sur ressentiment alors qu’il a entre autres la Révolution française derrière lui, ou la révolte des esclaves menée par Spartacus et celles des Noirs, etc, etc). Le cinéaste inscrit l’intrigue du Disciple dans la Russie poutinienne contemporaine qui, comme toujours en Russie, prend exemple d’en haut : on baise au sens vulgaire du terme, on arnaque les autres en ce moment à la tête de l’Etat, des régions, des conglomérats industriels et dans tous les rouages de la police et de la justice russes. Or, le film montre que l’Eglise orthodoxe bénit le tout de ses torchons pamphlétaires allant de pair avec les oukazes politiques et économiques. C’est ce que Poutine nomme « la Verticale du haut ». Voilà bien de la transcendance, et la nouvelle version de l’autocratie, après la tsariste et la stalinienne. C’est le modèle « vertueux » de civilisation eurasienne que les nouveaux idéologues russes opposent à la décadence libidinale de l’Occident. Ce film, décidément, nous confirme les périls.

Positif n°669, novembre 2016