"Middlemarch", ou le plus intelligent des romans d'amour - paru dans Marianne, 22/12/20



"Middlemarch", de George Eliot, a beau avoir été écrit au XIXe siècle, ce roman nous montre toujours les trois versions de couple possibles… Bon à savoir, et occasion de revoir l’histoire des histoires d’amour.

« A love affair », disent les Anglais, et en effet l’amour est une grande affaire, que les grandes œuvres n’ont pas fini de sonder. La plus récente est un film, “Phantom Thread” de Paul Thomas Anderson, interprété par Daniel Day-Lewis et la non moins géniale Vicky Krieps, où la jeune femme abouche l’homme à la mort pour qu’il s’ouvre à l’amour, et ça marche puisque nous n’aurions pas inventé l’amour sans notre conscience de la mort.

Sans le désir non plus, dont l’évidence brûle même la pudibonderie du XIXème siècle, par exemple lorsque la première fois qu’Anna Karénine s’est donnée à Vronski est suggérée par son réflexe de resserrer le peignoir sur l’épaule en s’asseyant ; ou l’orgasme d’Emma Bovary par les cris d’oiseau au-dessus de la calèche stationnée dans un bois. Ajoutons la puissance du sentiment amoureux qui triomphe du temps telle la branche qui toujours repousse sous la tombe de Tristan pour enlacer celle d’Iseult, tout comme les bras d’Aurélien, héros éponyme du grand roman d’Aragon, accueillent le corps de Bérénice frappé d’une balle perdue dans la nuit de la guerre. Bref : il y a l’amour à mort, le désir, l’éternel sentiment, et il y a… le couple !

TROIS DESTINS DE COUPLES
Autre affaire, n’est-ce pas, qui compte beaucoup d’appelés, mais peut-être plus d’élus qu’on ne croit, si les heureux vivent cachés, couchés. Alors, comment y arriver, comment éviter erreurs et douleurs ? En lisant de bons romans, parce qu’ils vous avertissent, répondait malicieusement la plus anglaise des romancières anglaises, George Eliot. En pleine Angleterre victorienne, elle en a composé un qui, dans une ville de province qui donne son titre au roman, Middlemarch, condense les trois principales configurations de couple qui attendent tout un chacun.

Trois, pas deux ni cinq : le couple qui se tient par le mauvais bout de la méprise sociale, le couple qui se brise par méprise intellectuelle, et le couple dont l’accord spontané des sensibilités se confirme par les inévitables difficultés sociales qu’il surmonte. Les trois destins qui en résultent, en toute logique psychosociale, la romancière les déroule avec une telle intelligence qu’il n’y a pas plus prenant comme suspense, et c’est encore valable aujourd’hui.

L’intelligence, justement, est ce que la belle Dorothea, qui se moque bien d’être belle et « aspirait à quelque chose qui pût remplir sa vie d’activités à la fois rationnelles et ardentes » croit trouver en M. Casaubon, érudit âgé : « Ce serait comme d’épouser Pascal » rêve-t-elle ! Cela dit, entre nous, Pascal peut faire son effet, relisez ses Pensées dans l’excellente réédition de Michel Le Guern en Folio, Pascal a la transcendance drue, nette, là où Montaigne revendique plutôt le « branloir » de l’être. Hélas, ni Pascal ni Montaigne en l’obscur cerveau de M. Casaubon, où la jeune Dorothea voit « se refléter dans un vague et vaste labyrinthe toutes les qualités qu’elle y apportait elle-même ». Coup classique de la projection amoureuse non-avertie, et George Eliot montre ainsi les conséquences de la jachère intellectuelle où on laissait les jeunes filles douées.

FINESSE POLITIQUE ET PSYCHOLOGIQUE
L’intelligence fait le charme érotique de bien des femmes et hommes ; sauf qu’ici la libido sciendi se retrouve tout entière dans le vif esprit de la jeune femme qui, une fois que le mariage a consommé ses illusions, va faire le tour du Casaubon. C’est un régal narratif de lire comment Dorothea découvre peu à peu que, sur le terrain de recherches que son époux creuse depuis des lustres, elle voit ce qu’il ne voit toujours pas… En un mot : le barbon n’était qu’abscons, et l’adjectif sonne pile. Terminé. Vous verrez comment la colère morale aura raison du mariage.

Ce n’est pas fini. Lorsque la fervente Dorothea n’avait d’yeux que pour son futur et déjà décati, passait dans les parages un jeune homme à l’esprit torsadé, délicat, violemment susceptible pour des raisons sociales. Eh bien ce seront justement les détours imposés par les préjugés et intérêts hostiles qui, après avoir creusé comme toujours les malentendus, réuniront les fiers cœurs en leur confirmant leurs affinités initiales. Ce roman est décidément aussi fin politiquement que psychologiquement ; cela va jusqu’au troisième couple, dont l’intrigue montre comment un homme brillant, Lydgate, très au fait des récentes recherches médicales et ne devant tout qu’à lui-même, croit trouver en la très blonde et raffinée Rosamond la compagne de sa vie de chercheur et médecin, tandis qu’elle voit en lui le futur directeur d’hôpital qui lui prodiguera le train de vie qui l’intéresse, elle. Mais, en médecine comme ailleurs, tout ce qui pense neuf se heurte d’abord aux pratiques éculées et aux réflexes de défense sociologique ; Rosamond n’en a que faire, et va mettre son mari dans une situation de stress financier très compromettant pour la trajectoire que promettaient ses aptitudes et sa fermeté. Quand l’un des deux est bouché dans un couple, l’autre n’y peut rien : « L’esprit de la pauvre Rosamond ne contenait pas d’espaces assez grands pour faire paraître petits les éléments du luxe. » Et toc...

GEORGE & GEORGE

George Eliot est aussi imparable qu’amusée. Et sa gamme humaine est vaste. Ainsi, savez-vous pourquoi il y a une « rue George Eliot » à Tel-Aviv ? Parce qu’elle a écrit le roman Daniel Deronda le plus en osmose avec le je-ne-sais-quoi qui fait l’attitude juive, nous restituant de l’intérieur sensible le fait d’être traversé par l’histoire et la culture juives, même quand on ne savait pas en être (et c’est le cas du héros), dans Londres à l’époque mais pour aujourd’hui aussi bien. C’est impressionnant comme George Eliot, non-juive, donne à penser-ressentir cette condition qu’on dit juive. Avec, en la personne du héros éponyme, le cas, unique dans la littérature, d’un homme qui est attirant par le discernement que lui donne la bienveillance. Façon Christ multiplié par Freud. Sans aucunement chercher à plaire, la compréhension de Daniel Deronda à l’égard d’une femme qui a toutes les chances de plaire et qui justement est menacée par là, en est presque au vocabulaire que Freud va mettre en place dix ans après la rédaction de ce roman ; et cela rend celui-ci plus que freudien.

Comme on voit, George Eliot est une auteure qui fait parler d’intelligence. Sa vie d’ailleurs eut un retentissement venant de là ; elle fut très écoutée alors qu’elle vivait en grande travailleuse, lisant sur tout sujet, notamment économique, avec son compagnon George Henry Lewes qui, intellectuel plus âgé, marié et père avant elle. La légende de ce couple, tout en admiration réciproque, le fera baptiser « George and George ».

Sous Victoria, leur couple hors-mariage et leur féminisme fit scandale par son progressisme moral et politique, d’autant plus audacieux qu’il était pondéré. Il n’en demeure pas moins que, tout gros et subtils qu’ils étaient, les romans de George Eliot furent fort lus – à la grande joie de son compagnon et premier lecteur jusqu’à la fin de ses jours – mais tout aussi intelligemment reçus par les critiques littéraires des grands journaux. Autre époque ?...

PIONNIÈRE FÉMINISTE AU REGARD ÉCLAIRANT

En France, Mona Ozouf vient de remettre cette auteure au premier plan où la situaient Proust et Gide. Son brillant essai d’histoire littéraire, L’autre George, à la rencontre de George Eliot se réfère à George Sand, comparse en admiration réciproque et en féminisme pionnier. Il est à noter que l’une et l’autre, comme aussi les sœurs Brontë, durent avoir recours à des pseudonymes masculins ou sans connotation de genre. Autre symptôme d’époque : en 1880 George Eliot en dépit de sa notoriété n’eut pas droit d’être enterrée au « Coin des poètes » en l’abbaye de Westminster comme le fut son illustre contemporain, Charles Dickens ; elle ne perdit rien au change puisqu’elle le fut auprès de l’homme auquel elle survécut de peu, « son » George.

Cette Angleterre victorienne nous pose encore une autre grande question culturelle : si l’on ajoute les Sœurs Brontë et Austen, pour ne mentionner qu’elles, comment se fait-il que ces deux générations de femmes, pour la plupart mortes à l’âge où les écrivains accèdent à la maturité humaine, aient produit une telle moisson d’œuvres, aussi fortes que Les Hauts de Hurlevent, Jane Eyre, Orgueil et préjugés, Persuasion… C’est comme si, et Virginia Woolf émettra l’hypothèse, de la place où elles étaient reléguées et depuis leur coin de table de famille, elles avaient tiré un poste d’observation d’autant plus éclairant sur l’humanité qu’elles la voyaient défiler sans que celle-ci les vît.

Finalement, une analogie se dégage entre couple qui dure et littérature qui tient : de même que les bornes de l’esprit sont fatales à l’admiration sans laquelle il n’est point de sentiments durables, de même on ne peut quitter un roman où l’auteur nous prend par la main de l’intelligence de la vie.

Le Moulin sur la Floss, Middlemarch de George Eliot. Gallimard, « La Pléiade » ; ces deux romans sont également parus en coll. Folio, ainsi que Daniel Deronda.

L’autre George, à la rencontre de George Eliot, de Mona Ozouf, vient de reparaître en Folio, Gallimard.

Les romans de Jane Austen : Orgueil et préjugés, Persuasion, Le Cœur et la raison, Mansfield Park, présentés et traduits par Pierre Goubert, sont accessible en Folio classique, Gallimard.

Wuthering Heights et autres romans, d’Emily, Anne et Charlotte Brontë, sont réunis en un volume « Pléiade ».

Jane Eyre de Charlotte Brontë, Les Classiques du Livre de Poche.

Aurélien de Louis Aragon, en Folio.

Anna Karénine de Tolstoï, 2 vol. Folio.

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