Que reste-t-il de la mélancolie de Chirico ? paru  dans Marianne, 6 novembre




        Ce petit matin-là de 1925, le jeune Breton Yves Tanguy ne sait pas qu’une révélation va faire de lui le plus onirique des peintres surréalistes. Il se tient complètement bourré à l’impériale de l’autobus qui le ramène rue du Château où il partage un logis avec Jacques Prévert, qui lui non plus ne sait pas qu’il dressera ses fameux « inventaires » de poésie populairement subtile, et avec  Marcel Duhamel qui lui aussi ignore qu’il lancera la collection de polars « Série Noire » avec cette surréaliste promesse au lecteur qu’« en choisissant au hasard il tombera immanquablement sur une nuit blanche » et qui financera la littérature renommée de Gallimard ; le bus marque une halte, notre Tanguy à la tintinesque mèche éméchée croit voir derrière une vitrine un tableau à double vue, il saute du bus, s’étale, et se retrouve nez à nez avec une toile aussi simple qu’énigmatique, signée d’un certain Giorgio De Chirico. Le lendemain, ayant éclusé il range ses croûtes néo-fauves où les rues de Montmartre semblaient peintes à l’alcool plus qu’à l’huile, et il peint une de ses premières foules de galets larvaires, souvenir des plages de Locronan où il errait gamin sous la pleine lune, avec cette ombre que Chirico étire sous ses statues esseulées et entre ses arcades démultipliées à l’infini. Dans son coin de Cadaquès, un certain Salvador Dali va aussi allonger ces ombres dans la perspective infiniment chiriquienne, et Dominguez et Brauner et Masson, etc : cette mélancolie sans humains va se répandre comme un rêve contagieux. C’est qu’il est médiumnique, et André Breton, lui aussi tombé d’autobus en apercevant une de ces toiles métaphysiques, ne s’y trompe pas au moment où il écrit le Manifeste du Surréalisme : « C’est à vous de parler, jeune voyant des choses » ! 
        Le « jeune voyant » débarque d’Italie et de nulle part, d’aucune des avant-gardes qui pendant ce temps révolutionnent l’art (tout comme plus tard l’Américain Edward Hopper, d’ailleurs, autre artiste médiumnique du siècle). Il ne jure que par Arnold Böcklin, peintre suisse de Centaures et de L’Ile des morts où guette une statue blanche, et par ses lectures philosophiques, Nietzsche et Schopenhauer. Il a des crises de foie, siège de la mélancolie selon Aristote et, malin, Giorgio expliquera parfois ses visions par là, avant de se prendre très au sérieux et passer les décennies suivantes à remplir ses places désertes des années 1915-1925 et à se peindre déguisé, au grand dam de Breton qui l’estimera prophète pendant dix ans et pas plus. 
        Guillaume Apollinaire, originaire du Levant comme lui, invente alors le mot de « surréalisme ». Et en effet, l’univers de Giorgio De Chirico nous met devant l’évidence de l’énigme avec la netteté d’un schéma réaliste et onirique à la fois, peint en aplats de couleurs vives cernées au trait noir, pour aller droit à la vision. Or, celle-ci nous rappelle aussitôt quelque chose… que nous n’avions jamais vu. Pourquoi ? Eh bien justement, c’est notre Pourquoi devant les lieux et la vie apparemment ordinaires que réveille ce peintre qui, de la philosophie, a retenu non les systèmes mais l’étonnement qui en est la source et interroge tout. Ses arcades par exemple, pourquoi sont-elles sans personne ? Souvenez-vous, elles se vident dès que vous n’entendez plus que le bruit de vos pas. Et ses places de Turin et Ferrare, sous l’heure figée à l’aplomb de midi au fronton d’un palais, « là où les derniers trottoirs sont comme des quais…, là où l’extrême café s’avance comme un promontoire », raconte Chirico dans le seul bon roman surréaliste, Hebdomeros : la ville semble évidée par le regard blanc des statues antiques car leur présence pérenne nous rappelle que nous pouvons voir l’espace, et tout, du point de vue du temps. Alors et soudain, on voit autrement. Et voir autrement c’est voir enfin. Sous cet effet de recul que donne le sentiment du temps qui passe dans l’infini où nous transitons, il n’y a plus rien de banal, le déjà-vu est insolite. 
        Voilà pourquoi l’univers de Chirico sidéra aussitôt et nous arrête encore, un siècle après son apparition fulgurante. Quant à la mélancolie qui éclaire ses monuments et vieilles places, ce fut celle de la modernité qui voit le passé s’éloigner comme jamais. Mais, pour nous que le progrès a fui, la mélancolie est désormais nostalgie de l’avenir. Cela semble d’ailleurs laisser notre imaginaire en panne historique, si on compare notre temps avec la formidable donne visionnaire que lança pour longtemps le surréalisme. 
    
        Giorgio de Chirico, La peinture métaphysique, Musée de l’Orangerie, jusqu’au 14 décembre 2020. Catalogue aux éd. Hazan, 175 ill., 230 p., 39,95€, sous la direction de Paulo Baldacci, par ailleurs auteur de l’ouvrage de référence : Chirico, la métaphysique 1888 – 1919, éd. Flammarion. 

        Deux autres surréalistes : 
- Victor Brauner, Musée d’art moderne de Paris, jusqu’au 10 janvier 2021 - Cette rétrospective, la première depuis celle de 1972, permet de voir toutes les explorations qu’a expérimentées cet artiste roumain qui, parmi les surréalistes, a plus penché côté Jung et les mythes, que côté Freud dont André Breton fut le découvreur en France. Brauner explore l’inconscient collectif, le spiritisme, la voyance (lui qui perdit un œil en s’interposant dans une rixe au couteau entre surréalistes un an après s’être peint borgne). A la fin il sonde, au-delà des rêves et apparitions animalières, les cauchemars de l’Histoire au fond d’un langage primordial. 
- Man Ray et la mode, Musée du Luxembourg, jusqu’au 17 janvier 2021 – On connaît cette photo de Man Ray prise par surprise où une femme nue n’a plus qu’a vite porter ses mains pour cacher ses splendides fesses alors qu’elle se penche pour prendre ses vêtements ; eh bien l’œil vif du photographe surréaliste sut cueillir ces beautés vêtues des plus belles parures en injectant dans la photographie de mode toutes ses inventions plastiques, et ainsi en fit un art à part entière, pour les plus grands couturiers (Chanel, Poiret, Schiaparelli) et prestigieuses revues sur papier couché (Vogue, Vanity Fair, Harper’s Bazaar). Le surréalisme fut décidément et « absolument moderne », dirait Rimbaud.