Suite Feuilleton intellectuel Domecq, 7ème épisode, écrit en 2001 dans Qui a peur de la littérature ?, éd. Mille et une nuits :
« Évidemment, cela « passe bien » en vertu du modèle célinien, dont joue Houellebecq dans ses prestations : ce n'est pas parce qu'on est rance et rassis qu'on n'est pas génial, donc le raisonnement inverse doit pouvoir marcher. Et Houellebecq passe pour authentique : il l'est en effet, en se laissant aller comme le beau-frère à table Du moment qu'on le fait avec du neuf.
Il est étonnant de voir que tant de gens s'arrêtent à l'authenticité de Houellebecq. Est-ce un critère ? Les convaincus d'une idéologie réactive sont également authentiques. Mieux vaudrait s'aviser de ce que charrie l'authenticité de Houellebecq. Il l'enrobe dans une stylisation froide qui ne peut qu'épater : première partie le fiel, mais attention, deuxième partie le miel. Fielleux sur les femmes, les libérations morales et sociales, fielleux sur l'insoumission et ses ratés, l'autre et l'Occident, il vous enrobe ensuite cela du miel sentimental d'une histoire d'amour purement consolatrice, où l'aimée est réduite à un rôle ; miel aussi, d'exotisme idéologique celui-là, quand il valorise tel continent lointain, uniquement pour dénoncer nos tares. Ajoutez à cela le ton du désespoir étranglé, à blanc, en vérité fort complaisant dans le style douloureux qui joue sec et contrit. Libre à certains d'y voir un nouveau style de degré zéro. Le lecteur, lui, s'y retrouve parce qu'il y réentend, en condensé narratif, le style d'esprit des magazines. C'est d'ailleurs une constante des grands succès de romans : le lecteur n'en revient pas d'y retrouver ses derniers mots et objets quotidiens, ses tics et tendances du moment, qui n'avaient pas encore trouvé leur romanesque.
Peu importe. On est là en plein mimétisme, ersatz de mimésis, et fort loin de cette littérature qui fait sourdre la chair du monde par la peau.
Et maintenant ?
Mais est-ce si grave si cette littérature est occultée dans une période assurément difficile pour elle en France ? »

Feuilleton intellectuel Domecq, 7ème épisode, écrit en 2001 dans Qui a peur de la littérature ?, éd. Mille et une nuits :

La faiblesse des romans de Houellebecq vient de ce que le monde y est livré à travers le prisme étroit de son idéologie. Ce sont des romans idéologiques — idéologie de l'exécration nostalgique, mais à cet égard « engagés » au lourd sens du terme. Rappelons tout de même que les écrivains du passé communi- quaient ce qu'ils savaient : l'écrivain moderne écrit parce qu'il ne comprend pas. De leurs propres a priori sur leur époque, les grands écrivains réalistes s'étaient gardés autant que faire se peut. Heureusement que Balzac fit abstraction, dans ses romans, de son idéologie nostalgique. Et Céline, donc... Celle de Houellebecq n'est hélas que trop envalhissante, et trop limitée pour nous en dire long sur ce qu'il repère parfois à bon escient. Ses thuriféraires ont beau dire que cette étroitesse de vue est celle de son narrateur, c'est, d'abord, à moitié vrai, puisqu'elle est récurrente de livre en livre ; c'est, surtout, un peu court, car cela ne change rien au fait que la vision du monde livrée par Houellebecq est tellement prévisible. Prévisible parce que ce qu'il dit du monde et des êtres est l'application de ce qu'il en pense, une mise en roman d'une conception, au demeurant assez pauvre. Celle-ci consiste en un déversement des rancœurs et ressentiments, un « lâchez-tout » qui passe pour une libération et c'en est une en effet, mais de quoi ? des pulsions réactives. Le sexe sans désir, la misogynie qui se pare, pour jouer subtil, d'amours en réalité non senties et inexpliquées ; et, cela va avec, la rancoeur du petit blanc contre tout ce qui le déloge et menace de le forcer à s'ouvrir. En cela, la littérature de Houellebecq a valeur de symptôme, mais de symptôme uniquement, de l'état de la société française. Elle satisfait la revendication de « se lâcher » dans le pire.

À suivre... 
"Ce qui reste de ce qui passe", les chroniques de Jean-Philippe Domecq dans le webmagazine Singular's: https://singulars.fr/delage-na-pas-dage/

Dorothea Tanning et Max Ernst : une peintre majeure du XXème siècle, à voir à Londres, une histoire vraie de couple où la création de l'un stimulait la création de l'autre, dans le webzine Singular's: https://singulars.fr/dorothea-tanning-et-max-ernst-un-couple-dartistes-a-egalite/?utm_campaign=Newsletter_26042019&utm_medium=Newsletter&utm_source=Message_business
Feuilleton intellectuel Domecq, 5ème épisode, Tribune dans "Le Monde" du 19 avril sur Houellebecq et Macron: 



Feuilleton intellectuel Domecq, 4ème épisode : « Houellebecq ou le  « néo-beauf » » - Extrait de La situation des esprits (réed. Pocket) :

Pour ceux qui en sont encore à Houellebecq, voici ce qu'on pouvait discerner dès 2002 :

« Houellebecq et  « La Vie sexuelle de Catherine M. » en sont une illustration parfaite. Ils ont en commun un évitement systématique de la séduction, de ce qui plaît chez l'être que l'on se met à désirer. Ils décrivent ce qu'on se fait l'un à l'autre et surtout pas ce qui se passe pendant qu'on le fait. Alors que, en toute vérité d'expérience et d'écriture, il faudrait décrire et ce qu'on fait et l'effet que ça fait sur l'un et l'autre. Très puritains, donc, Houellebecq et Millet, à force de ne jamais décrire l'écho du désir et du plaisir amoureux. On dira que ce n'est pas ce que Houellebecq veut montrer. Faux : prenez  « Plateforme », il n'y a aucune différence dans le mode de description des étreintes sexuelles entre la prostitution que pratique le narrateur et l'amour qu'il rencontre. Même mise à plat. C'est très révélateur. D'un dégoût. La chair reste de la chair. Or, tout n'est pas toujours froid dans le sexe, que l'on sache... Là, sa platitude de ton est, littéralement, déplacée. Son ton, qui consiste à tout niveler et qui peut avoir une certaine justesse quand il décrit les passions sociales d'aujourd'hui, sonne faux. Cela va de pair avec le sentimentalisme calculé qui sous-tend ses évocations de l'amour. Le miel va avec le fiel, c'est connu, le sentimentalisme avec la froideur de sentiments. (...) Enfin, toute cette exégèse autour de Houellebecq célinien fait involontairement du « Contre Sainte-Beuve » à l'envers : oui, Houellebecq singe le glauque, et comme on ne doit pas confondre l'homme et l'œuvre, eh bien, plus l'auteur est glauque-petit, plus nous fermerons les yeux sur ses déclarations et les ouvrirons grands sur son œuvre. Voyez Céline, jobard en tant qu'homme et génial écrivain. En réalité, lorsque l'auteur Céline s'est de lui-même confondu avec son narrateur Bardamu, on a cessé d'être dans le  « Contre Sainte-Beuve ». Et rejouer Houellebecq après Céline, c'est répéter la tragédie en farce. (...) 

La table rase de toutes les émancipations 

Et puis, la commode analogie avec Céline pointe sur une autre raison, plus profonde, du succès de Houellebecq. C'est le baisser-de-bras, l'auteur qui s'autorise toutes les bassesses idéologiques. Ce que n'a pas fait Céline tant qu'il a maintenu la distance entre son narrateur Bardamu et lui. Le jour où il les a confondus, Céline a sorti son fonds de commerce idéologique, et on a vu. Avec Houellebecq, c'est le révisionnisme généralisé qui caractérise notre époque. »
Feuilleton intellectuel Domecq, 3ème épisode : « Sollers à la rescousse » - Extrait de La situation des esprits (réed. Pocket) :

Pour ceux qui en sont encore à Houellebecq, voici ce qu'on pouvait discerner dès 2002 :

« Domecq : Mais, mon cher, vous n'avez pas compris : « Avec Houellebecq, la baise moisie a son poète »... vous explique l'inénarrable Sollers - toujours prêt à prendre les trains en marche, celui-là, de Mao à Messier, du marxisme-léninisme pur et dur au papisme et de Lacan à Balladur, et maintenant Houellebecq puisque « tout le monde en parle ». Ce qui confirme, s'il en était besoin, qu'à guetter le train du moment on est toujours en retard.

Naulleau : On a interviewé François Nourissier après que Michel Houellebecq n'eut pas obtenu le prix Goncourt. François Nourissier a répondu que sa déception était d'autant plus profonde que Houellebecq était en littérature « ce qui était apparu de plus surprenant et de plus brutal ces cinq dernières années ». Que vous inspirent cette phrase et le choix des adjectifs ?

Domecq : Oui, Houellebecq... faut-il en parler ? La question me paraît réglée quant à sa littérature. Vous l'avez d'ailleurs réglée dans votre livret, « Au secours, Houellebecq revient ! », sans lequel la vogue pro-Houellebecq aurait été encore plus démente l'automne dernier, et grâce auquel elle a commencé à se retourner, définitivement à mon sens, vous verrez, déjà j'entends ceux qui l'ont encensé commencer à dire que tant de battage « médiatique » - c'est eux qui le disent - autour de Houellebecq est un fléau et que c'est à se demander comment un tel phénomène a été possible... La capacité d'autoblanchiment est sans limites dans le milieu culturel, qui n'a besoin que de mots. (...) Mais bon, si la question de la qualité littéraire des romans et poèmes de Michel Houellebecq est réglée pour qui a le minimum de flair, cela laisse d'autant plus pendante la question de savoir pourquoi il a constitué le phénomène littéraire des dernières années. Or, je crois, là encore, comme pour nombre d'idoles actuelles de l'art contemporain, que la seule chose qui intéressera l'avenir - très marginalement, du reste, et juste pour le plaisir de sourire de l'humain -, c'est de comprendre pourquoi tant de gens ont donné tête baissée dans une littérature pareille. 
Car, enfin, côté roman, pourquoi est-ce « réglé » ? La seule force qu'il y a dans l'écriture de Michel Houellebecq réside dans sa façon de dire sèchement l'indigence : c'est un ton. Une platitude à distance. Par moments. Moments trop rares, et qui se sont raréfiés au fil de ses romans. Parce que l'auteur s'est laissé dominer par ce qu'il pense du monde actuel. II tient tellement à sortir ce qu'il en pense - et il en a gros sur le cœur, manifestement - que, du coup, ses idées s'interposent comme des barreaux de plus en plus épais et prennent le pas sur son regard. Malheureusement, ses idées relèvent du café du commerce idéologique.
Ses idées sur le sexe, d'abord. Libre à lui de n'y voir que moisissure et barbaque, mais de là à considérer qu'il dit la sexualité d'aujourd'hui, laissons cette étrange vue de l'esprit, ou cet aveu, à ceux qui le pensent. »
Extrait de l'article sur "Sunset", de László Nemes, Positif n°697, mars 2019 :
""Sunset", le titre, rappelle que l'Histoire agit sur nous comme l'astre qui, qu'on y pense ou pas, draine nos histoires individuelles. Ainsi le crépuscule européen de 1913 baigne-t-il de son or d'incendie tout ce film, même ses scènes nocturnes ou d'intérieur, puisque les personnages, les individus qu'ils sont comme nous, n'y voient que du feu, le feu de leurs affaires et de leurs peurs que happe déjà le gouffre qu'ils ne peuvent discerner derrière l'horizon. Cette inconscience historique doublée d'un pressentiment qui tend les nerfs, László Nemes nous en fait vivre l'effet lancinant."


Feuilleton intellectuel Domecq, 2ème épisode : extrait de La Monnaie du Temps, éd. Pocket, 2018 :
…"Néanmoins, au fil du temps de ce jeu de pouvoir, le peuple s'est rendu compte que c'en est un, justement, de jeu de pouvoir : le Quatrième pouvoir soumet le pouvoir politique élu à son pouvoir non élu. Non élu et rémunéré par des groupes économiques qui n'achètent pas les médias pour qu'ils ne nous servent pas le discours idéologique qui sert leurs intérêts. Cela paraît grossier à rappeler, comme toute évidence de base, mais à la place de Bouygues et tous les créanciers nous ferions de même. Leurs journalistes disent ce que leurs créanciers veulent qu'ils disent. Ajoutons à cela une autre évidence oubliée, que « medium is message», selon la formule de Marshall McLuhan ; et on a la conjonction parfaite d'une émission d'idéologie qui domine par les moyens financiers qui l'investissent, et d'une logique professionnelle que son autoreproduction protège de toute critique, alternative ou contradiction. C'était avéré dès les années 1980 : « "Les médiateurs-journalistes ne sont plus en situation de dialogue. Ils n'ont pas de répondant. Qui en effet pourrait bien remettre en cause leurs questions et les conclusions qu'ils font circuler sous forme de "petites phrases", volatiles mais combien répétitives ? Les hommes politiques ? Évidemment non. (...) À l'égard des médias, les hommes politiques ne peuvent exercer le droit à la critique sans encourir le soupçon de censure." » (cf. La Passion du politique, 1986) Invariablement, à l'égard des critiques dont elle peut faire l'objet, la presse réagit comme une profession qui serait au-dessus des autres - une prêtrise, autrement dit. Elle n'entend que ce qu'elle veut bien entendre afin de continuer à exercer son pouvoir, et c'est ainsi qu'elle reproduit la Liberté sans choix dans laquelle elle enferme nos représentants politiques et, avec eux, nous-mêmes. Elle s'est pourtant étonnée de l'élection de Donald Trump à la tête des États-Unis, au cours d'une campagne où il a constamment bafoué le discours médiatique mainstream. L'outrance même de sa rhétorique, la vulgarité assumée et "naturelle" de ses répliques, l'irresponsabilité politique qu'on lui reproche à juste titre, expliquent largement son élection : c'est le Fou du Roi fait roi par une opinion qui en a assez que les médias formatent son opinion et lui répètent que la politique ne peut plus rien. (...) En ce sens, le candidat Emmanuel Macron fut symbolique de ce mépris de l'intelligence civique lorsqu'il préserva le flou de son programme jusqu'à un mois avant l'élection, pour ensuite dérouler un programme qui ne pouvait que satisfaire le statu quo, lequel pouvait d'autant mieux passer que le "programme" de réformes qu'a fini par proposer Macron ne vise qu'à huiler le système. En ce sens, il a joué le jeu du modérantisme inhérent à la Liberté sans choix que dispensent les médias au service de la perpétuation de l'état des choses économiques. « "Dernier en date du conseil de communication : il faut être absolument modéré pour être absolument moderne. (…) La modération n'a jamais été qu'un ton sans préjudice de contenu, comme le centre n'a jamais été qu'une position stratégique. (...) Le propos à tenir pour être au centre et modéré dépend totalement des opinions concomitantes. Qu'est-ce qu'être modéré quand, dans les années 1930 en Allemagne, les suffrages populaires font pencher les opinions vers l'extrême droite ?" » (La Passion du politique) Exemple savoureux : depuis les trente ans qu'ont pris ces lignes, Silvio Berlusconi est commenté comme un leader "du centre droit", à présent qu'il est doublé par les autres formes de populismes que le sien… » (La Monnaie du temps, chapitre « Ce qu’il fallait faire en 2017…et qui donc reste à faire »)

Sur SUNSET, grand film de Laszlo Nemes bientôt sur les écrans, voir l'article "Le soleil couchant de l'Histoire" dans la revue POSITIF de mars.
Feuilleton intellectuel Domecq, 1èr épisode : "MÉDIACRATIE" - extrait de La Monnaie du temps (2018, éd. Pocket), avec citation d'idées énoncées en 1986 dans la Passion du politique, éd. du Seuil : 
"Inutile donc que la presse pousse d'emblée des cris d'égorgée, qui confirment chaque fois qu'elle est le seul pouvoir à prétendre se réguler seule et à pouvoir faire les réponses et les questions, sans contradicteur effectif. À ce sujet, je renvoie donc à ce que j'avais synthétisé de ce phénomène paradoxal et nouveau dans l'histoire de nos libertés de pensée, la "Médiacratie", dans mon ouvrage de 1986, La Passion du politique : le Quatrième Pouvoir est e seul pouvoir à tout pouvoir contre tous les autres sans qu'aucun ne puisse rien sur lui. Si bien que, de liberté qu'il est, il a secrété une menace contre l'équilibre des pouvoirs. Autant le citoyen que nous sommes peut, par son vote, congédier l'homme politique qu'il réprouve ; autant nous n'avons aucun moyen de retour ni de prise critique sur le journaliste médiateur, qui est nommé par ses pareils. La reproduction de caste les menace, avec ce que cela suppose de reproduction du discours, et de lutte contre le pouvoir politique, plus fragile car électif. Le fait est qu'en trente ans de pouvoir spectaculaire croissant, les médias en sont venus à servir aux citoyens une moquerie a priori de l'homme politique, comme si cela allait sans dire, comme s'il était redevable du dénigrement. Mais qu'est donc un homme politique sinon notre représentant ?... Il est sur le plateau de télévision parce qu'une majorité d'entre nous l'a voulu. Qu'est-ce qui nous est signifié lorsqu'on trouve normal et libertaire, et même drôle, que l'homme politique soit livré en pâture aux libellistes qui concluent invariablement et grassement, de longues émissions politiques ? Nous sommes contraints de voir notre représentant politique lui-même contraint d'accepter avec le sourire d'être stigmatisé a priori, autrement dit dans sa fonction même. Quelle profession connaît cela ?Qu'est-ce que cela veut dire de présenter comme allant de soi qu'une catégorie sociale doive être a priori soupçonnée, maltraitée ? C'est nous inviter, nous téléspectateurs-électeurs - que j'ai nommés "télecteurs" -, à nous moquer de nous-même en moquant un de nos représentants choisis à au moins 50,01 % d'entre nous. Seulement voila : ce jeu médiatique joue sur le velours du populisme, qui a toujours aimé qu'on livre "la classe politique" en pâture. Le peuple est donc d'emblée d'accord - peuple du comptoir en nous - avec le crachat qu'il subit."