Disparition de Javier Marías


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Javier Marías, shakespearien d’aujourd’hui


L’œuvre de Javier Marías, écrivain et chroniqueur espagnol, pourrait être parente de celle de Shakespeare, tant elle rappelle le dramaturge anglais. Fin observateur des événements politiques et de leurs résonnances intimes et fort d’un humour grinçant, l’auteur explore, roman après roman, le thème de la trahison morale et politique.

Qu’écrirait Shakespeare aujourd’hui ? Ton visage demain de Javier Marías1. Ce titre, comme d’autres tirés de Shakespeare, nous engage dans la sensibilité de cet Espagnol. Son ironie anglicisée par sa formation et son enseignement à Oxford et aux États-Unis lui valurent sa première notoriété de traducteur (Tristram Shandy de Laurence Sterne et Le Miroir de la mer de Joseph Conrad). Conrad, qui fit de la métaphysique avec des histoires de comptoirs maritimes (souvenons-nous d’Au cœur des ténèbres que Coppola transposa au Vietnam dans Apocalypse Now), donne l’échelle du globe où se déploient les héros de Javier Marías, aussi bien espions que traducteurs mais toujours interlopes, sous les radars des frontières. Il faut y ajouter John le Carré et Ian Fleming, le créateur de James Bond étant une des fières références de Marías, qui n’ignore rien des secrets services et sévices d’État, ni des tortures des régimes à lunettes noires.


À vrai dire, nul romancier n’a aussi subtilement décrit comment l’ambiance politique informe nos vies privées. Dans Si rude soit le début, autre titre shakespearien, Javier Marías montre que lorsque l’Espagne des années 1980 choisit, non sans raison, de refermer la page traumatique de la guerre civile, les héritiers du franquisme restent en bonne place2. Mais alors le bilan de l’histoire met un signe égal entre victimes et bourreaux, et tout se retrouve insidieusement vicié, voué au désespérant à-quoi-bon. Pourquoi aurait-on alors plus confiance en la durée des sentiments ? Comment un couple peut-il encore croire en quelque fidélité que ce soit ? La faille dans le regard, le soupçon non pas inquisiteur mais mélancolique, traverse tout et tous dans les romans de Javier Marías. Son titre, Ton visage demain, le résume : aujourd’hui, je peux te faire confiance, mais qu’en sera-t-il demain ? Que sait-on jamais sur qui, même son plus proche ami ? La trahison morale et politique est le thème obsédant qui donne à Marías son style lancinant, comme on se cogne la tête quand on voit ce que les hommes sont capables de se faire les uns les autres en bafouant toute justice, toute bonne foi, tout engagement.


La littérature de Marías naît de la trahison subie par son père, qui a failli périr de la dénonciation de son compagnon de combat républicain opportunément devenu franquiste. Il s’en fallut de peu et le père de Marías dut se taire, sous la permanente menace de mort sur son foyer. Dans Ton visage demain, les détails font froid dans le dos de vérité historique : d’insupportables tortures politiques, d’une cruelle inventivité, jovialement perpétrées puis racontées à l’apéro entre notables, bien assis sur leur dictature bénie par l’Église de la mauvaise foi. Et régulièrement, comme en spirale, le narrateur interroge son sage de père, lui posant et reposant les questions : « Et tu n’as rien pu faire ? Et depuis tu ne lui as rien dit ? Tu n’es pas allé voir l’ami qui t’a exilé ? » Les réponses que lui donne le père, pétries par l’expérience de l’humanité, font du bien, au cœur même de notre révolte oppressée.

Sur le plan narratif, Marías a le génie de nous saisir, à proportion de la confiance que suscite son écriture, par sa sensibilité à la souffrance, qu’il ne peut laisser sans la rédimer. On est dans un réel où l’on voit enfin, si terrible soit ce que l’on doit voir : des « glands », comme il dit des cultivés vulgaires, ridiculisés dans de vastes toilettes de boîte de nuit londonienne ; des rockers sur le retour vomissant leur narcissisme ; ou tel homme d’emprise sur une femme obligé de subir, avachi sur un canapé, le revolver du narrateur droit dans les yeux. S’il satisfait notre désir de justice et de vengeance qui fait l’originel ressort du suspense, Marías est empli de sensibilité intelligente pour la fragile ampleur humaine. Ses portraits de femmes sont forts et singuliers : Berta Isla, l’héroïne de son dernier roman paru, a la liberté de la femme actuelle et voit son aimé et aimant époux moins qu’il faut pour que celui-ci revienne de ses missions d’espion dont elle ne doit rien savoir et tout craindre – sinon des visiteurs viendront, un briquet à essence à la main au-dessus du berceau de leur enfant3


En même temps, on rit beaucoup en lisant les romans de Javier Marías. Il a la caricature et l’arrogance formidables dès qu’il traite la vanité des vanités, qu’elles soient d’ambassade ou du milieu littéraire, du showbiz et des producteurs marrons, d’universitaires confits ou d’acteurs qui s’y croient. Il nous tient aussi par une ironie narrative à fort piquant. Ainsi peut-on dévoiler l’amorce de Demain dans la bataille pense à moi, où une fois que sa maîtresse a couché le gamin, l’amant l’enlace enfin, et elle lui meurt dans les bras4. Dans Comme les amours, la situation est cocasse où l’amante doit attendre, en jupe, de pouvoir récupérer ses sous-vêtements dans le salon où un visiteur égrillard rend une visite inopinée à l’amant5.

Sa truculence n’est pas moins libre lorsque cet écrivain, pourtant né dans le bain de la littérature, recadre les réputations littéraires qu’il estime usurpées. Dans Vies écrites, recueil de ses chroniques hebdomadaires dans El País, on lira avec bonheur son croquis du diaphane Rilke, cultivant les mondaines aussi pâmées que mécènes, comme par hasard6. Ou celui de Mishima qui, avec son hara-kiri, mit l’héroïsme paramilitaire ultranationaliste au service de l’exhibitionnisme, et légua à la postérité un portrait « artistico-musculaire pour puérils amateurs de sexe de calendrier ». Décidément, Javier Marías a l’humour de surplomb sur l’humaine condition autant que sur ceux qui la décrivent. Et son style a la beauté gutturale de la liberté sans illusion.



NOTES 


1.Javier Marías, Ton visage demain, 3 vol., trad. par Jean-Marie Saint-Lu, Paris, Gallimard, 2004, 2007 et 2010. Javier Marías vient de publier un nouveau roman, Tomás Nevinson, en Espagne.

2.J. Marías, Si rude soit le début, trad. par Marie-Odile Fortier-Masek, Paris, Gallimard, 2017.

3.J. Marías, Berta Isla, trad. par Marie-Odile Fortier-Masek, Paris, Gallimard, 2019.

4.J. Marías, Demain dans la bataille pense à moi, trad. par Alain Keruzoré, Paris, Rivages, 1996.

5.J. Marías, Comme les amours, trad. par Anne-Marie Geninet, Paris, Gallimard, 2013.

6.J. Marías, Vies écrites, trad. par Stéphanie Decante et Alain Keruzoré, Paris, Gallimard, 2019.


Jean-Philippe Domecq au « bord des mondes »

par Mikaël Faujour

Paru dans la revue Esprit, décembre 2021.


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Collaborateur de longue date d'Esprit, essayiste et romancier, Jean-Philippe Domecq révèle une facette méconnue de son travail, en exposant peintures et dessins à la galerie parisienne La Ralentie jusqu’au 16 décembre.

« Car ce que l'art présente, ce ne sont pas les Idées de la Raison, mais le Chaos, l'Abîme, le Sans Fond, à quoi il donne forme. Et par cette présentation, il est fenêtre sur le Chaos, il abolit l'assurance tranquillement stupide de notre vie quotidienne, il nous rappelle que nous vivons toujours au bord de l'Abîme – ce qui est le principal savoir d'un être autonome et qui ne l'empêche pas de vivre (…). »

Cornélius Castoriadis, La Montée de l'insignifiance, Les Carrefours du labyrinthe – 4

Entre 1971 et 1984, le jeune peintre Jean-Philippe Domecq réalise quelques expositions, personnelles et collectives – à Rennes, Strasbourg, Paris, en Angleterre, en Belgique, en Allemagne, aux États-Unis. Puis, rideau ! Entré en littérature avec Robespierre, derniers temps, il se trouve « requis » par l'écriture. S'ensuivent livres, romans, essais et prises de position parfois polémiques (en particulier dans les années 1990, contre « l'Art du Contemporain », assumant avec de rares voix une critique fondatrice d'un art postmoderne performatif, verbeux et souvent complaisant) et son activité de peintre est mise sous l'étouffoir.

 

Clarifier l’image intérieure

Près de quarante livres après son premier roman, il redécouvre des dessins érotiques et des peintures oubliés. À quelques décennies de distance, elles lui apparaissent comme neuves à nouveau, d'une force intacte. Et sa faim de peindre s'en trouve ravivée. Retrouvant « cette amorce de haïku occidental (…) imprimé dans le catalogue d'une de [s]es expositions : "Au milieu du champ, un arbre légèrement incliné" » en 1981, il s'étonne et s'amuse de ce que l'instinct lui a fait peindre des arbres penchés : « (…) après avoir été entièrement absorbé par l'écriture de mes livres, au moment de reprendre les pinceaux à côté, ça repart exactement sur le même thème, sans le vouloir »1. L'histoire d'un homme – et, partant, l'œuvre d'un artiste, d'un écrivain – n'est-elle pas traversée, travaillée par les mêmes « pourquoi ? », lignes-forces qui structurent une existence, la modèlent du dedans ? Œuvrer est alors désépaissir le mystère, débrouiller l'obscur. C'est, peut-être encore cette méditation reconduite sans fin, consistant à clarifier l'image intérieure, effort qu'un regard extérieur croira obsessif.

La galerie La Ralentie, qui expose aujourd’hui Jean-Philippe Domecq, rend compte de ces continuités, desdites « lignes-forces » qui, courant sur près d'un demi-siècle, résonnent avec ses écrits. Ainsi, avec à l'esprit ces arbres tordus à l'ombre longue, reparcourant l'essai Qu'est-ce que la Métaphysique Fiction ? (Serge Safran Éditions, 2017), lit-on : « Les arbres et collines nous renvoient nos interrogations en boomerang car ils pourraient vivre sans nous qui ne le pouvons sans eux. Ils sont là seulement, nous ne les concernons pas, même quand nous leur portons atteinte, même quand nous les cultivons, parfois dans leur sens d'ailleurs, assez souvent même (…). Nous restons à contempler les lieux de la nature parce qu'ils nous remettent en place, place perdue, étrangère aux lieux, à ce monde, et c'est heureux, lucide. »

Retour à l'exposition. Accords de mauve, de rose, de jaune et rehauts de vert ; orange crépusculaire d'entre-deux-mondes, cerné de bleu nuit et de verts d'aurore boréale ; roses violacés : d'une variété de ton étrangère à la répétition, des falaises obliques et aiguës surplombent la plage (ou bien est-ce la mer ?) coiffées par un fouillis de ciel brossé avec énergie – et même ferveur. Des canapés, des fauteuils, seuls au milieu d'un espace indistinct, hors-temps, hors-lieu, et qui se délitent comme souvenir. Fermes cependant comme la vie matérielle, l'immédiatement vécu des sens – mais cernés par l'abîme, par un néant alentour que suggèrent les réserves (zones non peintes), laissant voir la toile nue. Échos peints de cette affirmation plusieurs fois écrite, de « ce qui fait homme : le savoir de la mort qui rend heureux, tragique, énergique, affolé, et souverain rieur si l'on sait que l'on sait qu'il n'y a pas de vie sans la mort, sans la mort dans la vie, ou qu'on peut être à tout instant pris de panique à la vue de ce néant promis. À la vue, oui, consciente » (Le Livre des jouissances, Agora, 2017).

 


Une facture empreinte d’urgence

Si les quelques peintures des années 1980, absolument remarquablesont une facture plus léchée, plus patiente, celle des plus récentes œuvres est empreinte d'une urgence. Les premières – étranges narrations suspendues où des personnages élégants au visage absent se tiennent coi ou en mouvement dans des intérieurs désolés aux tons austères – témoignent d'un imaginaire très cinématographique. Aussi fortes soient-elles, ce sont des œuvres de jeunesse, où se devine l'effort à faire coïncider l'image intérieure, onirique, fantastique, avec sa description – ce qui expliquerait la précision de certains détails, fauteuil, cravate, intérieur d'appartement, cette volonté de ne rien perdre, comme quiconque jetterait à la hâte toutes les images volatiles du rêve que l'éveil risque de dissiper. Mais les secondes, œuvres de maturité d'un écrivain accompli, d'un peintre mû par la seule nécessité intérieure, expriment autre chose, et emploient d'autres moyens : il n'est plus question de maîtrise, mais au contraire de lâcher-prise, plus question de technique, mais d'attention, de disponibilité à saisir au plus près le surgissement du « ça » (« (…) ça repart exactement sur le même thème  », écrivait-il). Et cette ouverture au dehors, à l'extérieur – le motif, disons – est nécessairement une exploration du dedans, du lointain intérieur, pour citer un Henri Michaux (référence qui d'ailleurs résonne à-propos avec le nom même de la galerie). Fixant l'attention sur l'objet – réellement extérieur, le motif, ou purement mental, la représentation – l'artiste peint sa situation même : liminaire, entre deux mondes (objectif/subjectif, extérieur/intérieur, réel/imaginaire), suggérant combien la vie repose sur le vide et n'existe que par conscience et opposition à cette béance, au néant si proche.

De la conscience de la précarité de la vie procède le désir d'une vie pleinement vécue… D'où l'amusant parti pris d'exposer en sous-sol, comme un « enfer », de très beaux dessins érotiques des années 1970. Images obscènes et précises, exécutées à l'encre de Chine d'une ligne agile et sans repentir, ludiques par leurs références à l'histoire de l'art – de Van Eyck à Velázquez ou Füssli – et sadiennement outrancières, ces dessins font justice à l'intrinsèque impudence des fantasmes et du désir. Les corps se cabrent, se tordent, se confondent et s'hybrident ; les sexes et les seins prennent démesure, prolifèrent et saturent l'espace ; et pour finir, les lignes des corps se déforment, se stylisent, se géométrisent et l'espace même se distord. Intitulée « Encorps », cette série dépasse de loin la gaudriole illustrée et s'avère une joyeuse et jouissive exploration de l'imaginaire fantasmatique. De la conscience de la mort à l'intensité de l'être-au-monde, l'exposition dit un parti-pris – un pari – tragique comme un grand « oui » à la vie.

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 Où en est l'absolu ?

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Où en est l’absolu ?... Les poètes Stefan Hertmans & Zéno Bianu répondent


« L’absolu » n’a pas l’air de préoccuper aujourd’hui, et encore moins dans cette période estivale Deux poètes pourtant tout à fait d’aujourd’hui nous démontrent qu’on ne s’en débarrasse pas si facilement, remarque Jean-Philippe Domecq emporté par cette « liberté dangereuse de dépasser tous les autres langages » : Stefan Hertmans va jusqu’au point où l’absolu fait taire, Zéno Bianu en sortant par le haut.  

Le sentiment de la montagne

L’ esprit préservé de l’Hôtel Richemond, le plus ancien de Chamonix Mont-Blanc ~ Singulars 

L’ esprit préservé de l’Hôtel Richemond, le plus ancien de Chamonix Mont-Blanc


Le tourisme fait retentir sur le globe son piétinement de sandales comme en Enfer, mais il reste des lieux en plein cœur de la foule où l’on peut voir cela du balcon du Temps, qui est le seul intérêt des vacances. Ainsi, en plein centre de la station de montagne la plus célèbre au monde, Chamonix, l’Hôtel Richemond dresse sa masse ancienne face à la chaîne mythique du Mont-Blanc, et vous y trouverez comme Jean-Philippe Domecq un esprit préservé qui apaisera le vôtre.

La faute à Rousseau !

Là-haut sur la montagne, par les sentiers, les silhouettes se suivent et se ressemblent jusqu’au pied des glaciers qui bientôt tombent, alors qu’autrefois elles étaient rares et c’était des montagnards ou des passionnés. Pendant des siècles l’humanité considéra la montagne comme un obstacle, jusqu’à ce que quelqu’un en décrive les ravissants effets sur notre point de vue, sur notre souffle, notre sentiment de l’existence.

Pleine lune sur le Mont blanc Photo Jean-Philippe Domecq

Ce quelqu’un, c’est Jean-Jacques Rousseau ( 1712-1778) qui, depuis son Valais natal, en vagabond qu’il fut avant de révolutionner la sensibilité, la philosophie de l’histoire, l’autopsychanalyse, la notation musicale, le contrat social, etc, traversa vingt-cinq fois les Alpes à pied. Sa Nouvelle Héloïse, best-seller d’alors, sa Profession de foi du Vicaire savoyard, ses Confessions, eurent un effet contagieux tant il est précis, sublime en toute expérience de cause lorsqu’il nous transporte de plus en plus haut ou au bord des précipices au mugissement des torrents.
Alors voilà, c’est la faute à Jean-Jacques si nous voyons désormais tant de couleurs fluos de tenues sportives sur fond d’âpres monts. Mais en même temps c’est beau, d’abord ses nouvelles couleurs que la modernité a apportées à notre sensibilité chromatique, et beau aussi que la démocratie ait remplacé l’aristocratie dans les Hautes Alpes.

Frankenstein à la Mer de Glace…

Vue du Mont blanc et de son glacier menacé en plein midi Photo Jean-Philippe Domecq

Avant que « le sentiment de la montagne » ne devienne un droit du peuple, il y eut une étape, aristocratique, et anglaise bien entendu. Cette nation voyageuse et respectueuse des lieux est également snob et donc voulut découvrir ce lieu avant tout le monde : l’hypersnob Lord Byron (1788 -1824), accompagné de son médecin et du jeune couple Shelley, loua un chalet non loin de la Mer de Glace, glacier qui à l’époque descendait jusqu’à la vallée de Chamonix, comme en témoignent les gravures, et qui aujourd’hui hélas a rétréci bien haut là où le train à crémaillère du Montenvers draine ses foules démocratisées. Manque de chance pour nos poètes légendaires, il plut tout le temps. Byron proposa donc que chacun écrive pendant la journée des pages à lire ensemble le soir au coin du feu pour s’occuper.
C’est ainsi que la toute jeune Mary Shelley (1797-1851), connue seulement par son prometteur poète d’époux, écrivit en quelques jours l’un des plus intelligents romans fantastiques de tous les temps ; c’est ainsi que s’expliquent ces scènes poignantes où Frankenstein, l’homme chimique lâché dans le monde par l’inconscience démiurgique de son inventeur humain inhumain, pleure de voir les paysans le fuir lorsqu’il sort de la Mer de Glace pour leur demander pitance et affection.

Et puis les palaces et hôtels vinrent

Napoléon III et l’impératrice Eugénie s’entichèrent de la vallée où Victor Hugo (1802-1885) a traîné sa smala en diligence. Un palace fut construit, puis une floraison d’hôtels que l’on voit déployant leurs façades ornées en regard de la chaîne d’aiguilles et monts les plus hauts d’Europe.

Un des salons du Richemond Beau Séjour, auquel les propriétaires ne touchent que pour le confort Chamonix Photo Jean-Philippe Domecq

Et on comprend cet attrait : car, d’ordinaire dans nos villes et nos campagnes, il faut une certaine conscience d’être humain pour regarder vers le haut et nous souvenir que nous ne sommes qu’atomes dans l’Univers plus qu’infini ; tandis qu’en montagnes, que vous le vouliez ou non vous êtes sans cesse à lever le nez, automatiquement puis par fascination pour ses reliefs ascendants, enchevêtrés et fléchant les cieux.
Même le plus matérialiste des hommes sent alors qu’il n’y a pas plus réaliste que de se voir vivre dans le ravissant « silence des espaces infinis ».

De la Villa Beauséjour… 

La Villa Beauséjour fut le plus ancien hôtel de tourisme de Chamonix Photo Jean-Philippe Domecq

Parmi les chalets de guides, il y avait une maison traditionnelle que l’on voit encore en plein centre où était et reste écrit, sur le mur à la chaux en caractères fleuris : « Villa Beauséjour ».
Sous son dehors propret, avec son lierre à chaque fenêtre qui cache un de ces intérieurs de bois qui sentent la cire et donnant sur le petit parc du Richemond, ce fut le plus ancien hôtel de Chamonix. Il appartenait à la famille Folliguet qui, la clientèle aisée commençant à venir, construisit juste à côté de l’hôtel Villa Beauséjour l’immense bâtisse de cinq étages et cinquante-deux chambres qui aujourd’hui s’impose le long de la rue principale de la ville.

… à l’Hôtel Richemond

Le temps est suspendu dans le salon de l’Hôtel Richemond Chamonix Photo Jean-Philippe Domecq

Achevée en 1914 il lui fallut attendre la fin de la guerre pour devenir l’hôtel Richemond. Il changea de propriétaire après la Seconde guerre mondiale quand le jeune Jean Sarraz-Bournet tomba, pour la vie, amoureux de Geneviève Folliguet.
Depuis, de génération en génération la lignée gère et préserve cet hôtel dans le même esprit, la même patine. Cela explique l’attachement que lui vouent bien des clients, qui prient pour que l’on ne change surtout rien à ce deux étoiles au mobilier suranné, au salon comme on aimerait en voir plus quand on sait que les salons d’hôtel sont les lieux idéaux où mesurer le bonheur d’être des hôtes en ce monde. Epais tapis, lustre, motif de houx, bois des fauteuils et tables de-ci de-là, lourdes tentures aux très hautes fenêtres que l’on tire le matin pour que la lumière solaire n’éteigne pas les cristaux et pierres de roche de la collection familiale en vitrine.
On y voit même un des plus subtils tableaux de paysage de montagne.

Charles Bertier (1860 -1924), Paysage peint du Cervin (détail) Hotel Richemond Chamonix Photo Jean-Philippe Domecq

De l’auteur, Charles Bertier (né et mort à Grenoble en 1860 et 1924), on peut apprécier l’ample talent à Paris puisqu’il a participé aux fresques du Train Bleu en gare de Lyon. Dans le salon du Richemond il s’agit d’une vue du Cervin en Suisse, ce qui constitue a priori un obstacle à l’art du peintre car la haute montagne en général est si spectaculaire qu’il est difficile de faire valoir le regard qu’elle inspire et qu’elle happe. Là non, l’air même est présent tel que Rousseau, plus facilement avec les mots, en décrit l’effet de subtilisation progressive avec la distance dans l’altitude.

Tel qu’en lui-même

Les volets brun clair de Hotel Richemond, aux crochets de toujours avec un bruit de gonds Chamonix Photo Jean-Philippe Domecq bd3

Claire et Bruno qui tiennent l’Hôtel Richemond ont la liberté d’esprit de n’y ajouter et changer que ce que les réglementations et le confort modernes exigent.
Pour le reste, vous fermez la nuit les volets brun clair aux crochets de toujours avec un bruit de gonds qui grincent juste assez pour vous donner l’illusion que vous les rouvrirez demain pour vaquer à la vie quotidienne.
Les salles de bains carrelées ont une lourde clenche ouvragée pour la fenêtre ; les porte-serviettes métalliques ont des stries année cinquante. Les longs couloirs et l’imposant escalier de pierre visible autour du tapis laissent parfois deviner les autres chambres donnant sur la chaîne et où des balcons vous attendent pour méditer le soir, aspiré par les détails du glacier des Bossons, au-dessus duquel vous scrutez les névés, au-dessus desquels vous gravissez imaginairement les pentes aigües, de neige dite « éternelle » (si le veulent bien les hommes, au train où ils vivent), jusqu’aux 4810 mètres du Mont-Blanc qui est si haut là-bas dans la perspective qu’il a l’air de l’être moins que l’Aiguille du Midi, plus haut téléphérique qui atteint un kilomètre de moins.

Ainsi il y a le monde blanc, puis de pierre dont vous voyez le relief pointer jusqu’aux limites de la neige absolue qui donne les masses de glaciers aux lèvres bleutées et dangereuses mais qui vous conservent un demi-siècle si vous y sombrez ; et puis la masse verte des conifères, ça et là une cascade ; votre attention descend encore, vous retrouvez les toits des chalets et de la petite ville, et réentendez la rumeur du torrent de cette vallée, l’Arve, dominé tout du long par son double de vapeur due à la fraîcheur et à la vitesse de cette eau venue d’en haut.

 Karlovy Vary, onirique comme le cinéma 

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Karlovy Vary, villégiature thermale aussi cinématographique qu’onirique

Karlovy Vary, en Tchéquie doit beaucoup au cinéma, à son Festival international dont la 56e édition s’est achevée dans tout l’éclat qualitatif que son palmarès mérite, et à James Bond dont Casino Royale immortalise le décor. Cette grande ville d’eaux d’Europe classée par l’UNESCO au patrimoine mondial était bien faite pour le cinéma, constate sur place Jean-Philippe Domecq puisque ses vestiges de Bohème sont aussi oniriques que cet art. A découvrir absolument !

 Sur Toyen l'onirique, paru dans ESPRIT 

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L’exposition du Musée d’Art moderne de Paris met en valeur l’ensemble de l’œuvre de Toyen et permet de retrouver la perspective surréaliste, qui persiste grâce à l’énergie de la révolte et du désir. 

On sort de cette exposition vivifié, si repris d’énergies qu’on en a même pour s’en étonner et se soupçonner de n’avoir fait qu’aimer retrouver une artiste qui nous a marqués comme le mouvement surréaliste a « changé la vie » grâce à la politique du poétique que reprochent à André Breton les « Grandes-Têtes-Molles » d’aujourd’hui… dirait Lautréamont. L’exposition, étoffée, alchimiquement composée, met en valeur, dans ses multiples variations et modes d’expression, l’ensemble de l’œuvre de Toyen comme jamais on ne l’avait vue, tout en restituant avec une exactitude de haut vol son contexte de correspondances qui manifestent la fameuse formule inaugurale du surréalisme : « Tout porte à croire qu’il existe un point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement. Or c’est en vain que l’on chercherait à l’activité surréaliste un autre mobile que l’espoir de détermination de ce point1. » En écho, Toyen écrivait en 1976 : « Dans la salle obscure de la vie, je regarde l’écran de mon cerveau2. » On retrouve donc avec Toyen la perspective surréaliste, qui ne se voulait pas seulement artistique et littéraire et s’avéra autrement existentielle que l’existentialisme, dont la mode inquiétait Breton rentrant des États-Unis après-guerre. Mais n’est-ce pas derrière nous ? Être dépassé ! Grande hantise du contemporain, obsédé d’être contemporain. L’objection à soi a du bon : l’œuvre de Toyen persiste à donner plus envie de vivre, penser et désirer que les créateurs contemporains se voulant absolument contemporains. Pourquoi et comment produit-elle ce persistant effet ?

D’abord, l’énergie qu’elle transmet est celle de la révolte, dont la singularité porte toujours au-delà de l’originalité personnelle – d’où la portée de l’œuvre qu’elle génère. En témoigne d’emblée son pseudonyme, choisi avec l’humour ténébreux du surréalisme : débarquant de Prague à Paris en 1925, Marie Čermínová, née en 1902, adopte le vocabulaire révolutionnaire et, croyant que « ci » n’est bon que pour les « ci-devant » aristocrates, elle ôte le « ci » de « citoyen ». Les nombreuses photographies de l’exposition le confirment : Toyen sera si Toyen que ses dégaines sont sans apprêt, telle qu’en elle-même elle se moque. Et tous ceux qui l’ont côtoyée au sein du groupe surréaliste et alentour expriment une sympathie spontanée en s’en souvenant, comme on peut le lire dans le substantiel catalogue et dans le témoignage du surréaliste Alain Joubert, republié pour l’occasion3. Elle a fait fi des exclusions qui, à bon escient presque toujours (Aragon, Dalí, Éluard, aux inféodations idéologiques indignes de la liberté critique), jalonnèrent l’aventure surréaliste. Du premier cercle à la dernière génération, tant Benjamin Péret que Jean-Jacques Lebel, Yves Tanguy et Konrad Klapheck lui vouent l’amitié qui s’enrichit des richesses de chacun. Elle est plus qu’un soutien pour ses compagnons tchèques, les poètes artistes Jindřich Štyrský, Karel Teige et Jindřich Heisler. Avec elle, ils traversèrent ce siècle d’exils et guerres, de persécutions nazies et staliniennes, en tenant toujours « le pas gagné » poétique, selon l’injonction de Rimbaud. Prenons pour exemple une série d’œuvres qui maintinrent le cap de l’imaginaire malgré tout, pendant la Seconde Guerre mondiale : encres, dessins et toiles que Toyen intitule d’une injonction à fonction dénonciatrice autant qu’exorciste : Cache-toi, guerre ! L’horreur est là, pas moindre d’être écorchée par la fantasmagorie, transmuée par l’imaginaire même de l’horreur, où les animaux, squelettes, dentitions désolent l’horizon sinistrement aplani par l’horreur réelle. « Et pourtant, écrit André Breton en 1953, les inquiétants bois flottés, nids déserts, cageots vides vont bientôt disparaître4. »

L’élan demeure, parce que la révolte vient du désir. C’est l’autre énergie que libère Toyen en arpentant ses nouveaux espaces, avec la même intensité jusqu’à son dernier souffle en 1980. Jeune femme farouchement indépendante, elle en avait de toute façon le goût, la gourmandise, du désir. L’exposition nous révèle les carnets des années 1924-1925, où elle allait droit aux faits et gestes sexuels avec une jovialité pornographique qui n’est pas encore l’élaboration érotique qu’ensuite, elle conjuguera génialement avec l’onirisme de la chose. C’est qu’André Breton la guidera vers ce qu’il demande à toute création, par l’image ou les mots : qu’elle soit placée sous « le signe ascendant ». Formule qui n’a rien de moraliste, au contraire : en toute connaissance de nos ténèbres ou des « malheurs de la vertu » sadiens, que Toyen a vigoureusement illustrés, la pente ascendante les mène aux libertés du « nouveau monde amoureux » de Charles Fourier que chacun et chacune porte en soi et qui sortiraient notre époque du « glauquisme », fortement descendant, lui.

Breton est ébloui par le territoire que découvre Toyen, une fois qu’elle a intériorisé la transmutation que galvanise le surréalisme. Alors, sa peinture dévoile la trame du voile, comme nos intenses moments en plein quotidien prennent l’amplitude nuancée des sensations que nous avons en rêve. Les titres des toiles, à partir de l’après-guerre et splendidement dans les années 1950, sont hypnotiques : Le paraventLa nuit roule des crisOn entend de loin le bruit de pasLa belle ouvreuse, du cycle « Les Sept épées hors du fourreau ». Laissons à Breton les pointillés vers les vertiges de vivre : « Ici se mesurent les forces de la mort et de l’amour ; la plus irrésistible échappée se cherche de toutes parts sous le magma des feuilles virées au noir et des ailes détruites, afin que la nature et l’esprit se rénovent par le plus luxueux des sacrifices, celui que pour naître exige le printemps5. »

 

  • 1. André Breton, Second Manifeste du surréalisme [1930], dans Manifestes du surréalisme, Paris, Gallimard, 1971, p. 76-77)
  • 2. Toyen, dans l’ouvrage collectif, Objets d’identité, Paris, Éditions Maintenant, 1976, cité par Annie Le Brun, « Toyen ou l’insurrection lyrique », dans Un espace inobjectif. Entre les mots et les images, Paris, Gallimard, 2019, p. 134
  • 3. Toyen, l’écart absolu, Paris, Éditions Paris Musées, 2022 ; Alain Joubert, Toyen, petits faits et gestes d’une grande dame, Paris, Ab irato, 2022
  • 4. André Breton, Le surréalisme et la peinture, Paris, Gallimard, 1965, p. 212-213
  • 5. André Breton, à propos d’Endre Rozsda en 1957, dans Le surréalisme et la peintureop. cit.

 "Philip Roth, chaud malin, malin à demi", paru dans Marianne, 24 mai 2022

https://www.marianne.net/culture/litterature/1979-1991-les-grandes-annees-de-philip-roth-celebrees-dans-la-pleiade 

1979-1991 : les grandes années de Philip Roth, célébrées dans la Pléiade

Par Jean-Philippe Domecq

L'auteur américain disparu en 2018 n’eut jamais le Nobel, mais le voici célébré dans la Pléiade. Trop leste et imprévisible pour la bienpensance académique, ce fut un brillant romancier – qu'on redécouvre ici au sommet de son art littéraire, caustique à souhait.

Tout un chacun ayant les défauts de ses qualités, on a encore la liberté d’en prendre et d’en laisser chez un grand écrivain. Ainsi, ce n’est pas faire injure à Philip Roth que de ressentir, en le lisant, qu’il est un romancier à la fois vampire et énergique ; telle est la rançon et la force quand on s’est voulu, comme lui, foncièrement provocateur. Un provocateur d’autant plus ravageur qu’il est très intelligent, sur lui-même et sur son temps.

En ce sens, il est – tout comme John Updike, son contemporain auteur de Couples, chef d’œuvre historico-sexuel des sixties – de ces révoltés de l’époque radieuse où les Etats-Unis et l’Europe ont pu tout contester, en live, livres, concerts et films, et tout consumer parce que tout se consommait. Philip Roth exprime une génération qui n’a jamais vraiment vieilli parce que, d’emblée, grâce à la reconstruction morale et économique opérée par ses aînés après-guerre, la jeunesse eut tout pour exploser par tous les pores d’une libération tous azimuts.


TANTÔT ENCHAÎNÉ, TANTÔT DÉCHAÎNÉ

Ainsi pourrait-on dire que son Théâtre de Sabbath développe en roman le titre situationniste de Raoul Vaneigem qui poussa les feux de mai 68 : « Manuel de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations » – générations qui le restèrent ensuite, tant l’énergie sexuelle arme la contestation générale et le passage au tamis de tout ce dont on hérite. Sabbath en tête, les héros de Philip Roth ne baissent jamais pavillon contre l’idéologie dominante et râlent jusqu’au dernier souffle – qui reste jovial, torturé mais gueulant d’un gai savoir lubrique.


Ça fait de l’effet de voir une visiteuse, nue, entamer la conversation en s’asseyant sur le visage masculin, comme ça, au naturel. Il y a comme ça moult figures philosophiques dans les romans de Roth, qui font de la vie une leste mais permanente conversation. Là, c’est au menu de La Leçon d’anatomie, un des romans de la saga Zuckerman, tantôt « enchaîné », tantôt « déchainé » (référence à l’Orlando d'Ariosto, mais chez Roth, les nombreux auteurs cités ne le sont jamais de façon snob).

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Nathan Zuckerman, fameux double de Philip Roth en écrivain qui s’interroge sur ce que c’est qu’être écrivain, cette fois n’en peut plus : aucune crudité féminine ne l’inspire, il est affligé d’un mal mystérieux qui bloque son anatomie de l’intérieur, et qu’il interprète comme symptôme de son impasse littéraire. Il décide de cesser d’écrire pour, à quarante ans et en plein succès polémique de ses best-sellers, entreprendre des études de médecine. En se consacrant à un dur labeur à étreindre, tête baissée au service d’autrui, il en finira avec son narcissisme torturé… croit-il.


PSYCHANALYSE RÉUSSIE...

Torturé, il est vrai que Roth et son double le sont par l’après-Auschwitz subi par les parents, par l’éternelle condition juive dont Roth fait la comédie du pire comme son contemporain newyorkais Woody Allen ; torturé aussi par le nouvel intellectualisme répandu sur les campus universitaires ; torturé par la psychanalyse.

De là vient la structure particulièrement juste de ses romans qui renouvellent le réalisme intérieur par la conversation perpétuelle que ses personnages, et nous avec, ont avec eux-mêmes. Il est vrai que nous sommes menacés de nous coincer comme des poupées russes, dans une infinie mise en abyme de soi, dès que nous commençons à nous remettre en question. Lire Roth, c’est retrouver et pousser le mécanisme d’autopsychanalyse à perpétuité, et c’est fort pertinent puisqu’il n’y a de psychanalyse réussie que constamment reconduite par soi, après et sans psy.

En outre, et mieux : Roth, dans ses meilleurs livres, n’arrête pas cette dynamique au seul « moi ». Le chef d’œuvre qu’est La Contrevie (quel titre là encore !) parvient à incarner les différentes postulations et infinies perplexités de la condition juive dans le monde contemporain, de Bâle en Judée en passant par les airs où un terroriste israélien demande en ricanant aux passagers « pourquoi ne serions-nous pas aussi salauds que vous ?... ».

On comprend d’autant mieux la plaisanterie que dans la partie anglaise de La Contrevie, une lady fait remarquer au serveur qu’elle est incommodée par la présence d’un client juif dans la salle de restaurant – et là, avec le héros, qu’est-ce qu’on fait… ? Le lecteur, quel qu’il soit, est atteint, déchiré, entre révolte et consternation.


EN GRÈVE CONTRE LA VIE

Roth est aussi fin témoin politique qui, dans L’Orgie de Prague, sait camper l’état d’esprit des Pragois sous le gris de fer soviétique à la Brejnev, du temps où la paranoïa filait la plaisanterie, titrait son ami Milan Kundera : « Ecoute, Blecha, je vais me suivre, je vais m’espionner et rédiger des rapports sur moi-même ». Et ceci : « Avant le procès ils m’ont relâché. C’était trop ridicule, même pour eux. » L’humour faisait bonne figure en « Soviétie » mais dans les rues on ne voyait que « des visages qu’on dirait en grève contre la vie » ; cette observation littéraire signe tout un régime.

On est plus sceptique à propos du versant sentimental de l’œuvre romanesque de Roth. Ses héros, toujours le même à vrai dire, cherchent les femmes pour chercher matière à écrire. Ecrire ouvre certes la vie et l’assimile, sinon à quoi bon écrire ou lire, n’est-ce pas ? Mais, dans le cas de Roth, c’est plutôt vivre pour écrire. Et son pluriel « les femmes » est vampirique plutôt qu’autre chose.

On est loin d’Henry Miller : lui c’était sexe, pas sec. Roth en est conscient et le fait dire à Zuckerman qui dresse un bilan sans concessions de l’autobiographie qu’un écrivain nommé « Roth » a tenu à intituler Les Faits « A mesure que les gens entrent dans ta vie, tu te dis : "A quoi va-t-il servir, celui-là ? Qu’est-ce qu’il va fournir comme ingrédient pour un livre ?" Alors bon, c’est peut-être la différence entre une vie d’écrivain et une vie ordinaire. »


MONOLOGUES INTÉRIEURS

Eh bien non, c’est l’écrivain qui est ordinaire s’il a besoin de se servir d’autrui comme on se sert à table ; s’il a besoin de marivaudages cérébraux pour pimenter son existence, c’est qu’il croit que la passion c’est mieux, ça donne du relief ; le cliché sentimental du compliqué pour le compliqué signe l’intelligence desséchée dans la littérature comme dans la vie ; mieux vaut avoir l’imagination de l’intelligence quand on écrit.

Chez Roth, le désir baladeur devient souvent prétexte, parce qu’il résulte d’un vampirisme psychologisant. Cela n’empêche pas de belles cabrioles littéraires, dont Tromperie constitue une performance, entièrement en dialogues entre l’écrivain, sa maîtresse londonienne, et « les femmes » de sa vie.

Arnaud Desplechin en a récemment tiré un film d’une inventivité remarquable, traquant les visages et les souffles en plans larges selon une scénographie qui va bien au-delà du théâtre filmé. Ce qui résumerait assez toute l’œuvre de Philip Roth finalement : « un monologue intérieur polygonal où des voix flottent, s’interrogent, se répondent dans le clair-obscur des mouvements intimes de l’esprit, de la mémoire et de l’imagination d’un maître insaisissable et insituable des échanges », conclut en toute compréhension interne Philippe Jaworski, maître d’œuvre de ce nouveau volume Pléiade consacré à l’auteur américain.

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