Préface à la deuxième édition (2009) de
Misère de l’art - Essai sur le dernier demi-siècle
(première édition en 2004)
« S’ils s’étaient plaints de sa raillerie,
ils ont eu bien plus de sujet de se plaindre de son sérieux. »
Pascal, Provinciales, « Avertissement »
En 1991, je dédiais « aux rieurs de 2010 » le premier chapitre de ma trilogie sur ce que j’ai nommé l’Art du Contemporain. Chacun ses risques. Et, au vu de l’actualité du marché mondial, inutile de répéter que je n’ai rien à redire à ce qu’on m’a reproché de dire. Les lecteurs apparemment sont là, puisque reparaît ici le deuxième volet de la trilogie en même temps que le premier, dont c’est la quatrième édition. Autre constat: les livres et prises de position se multiplient qui s’autorisent une liberté qui, il y a vingt ans, valut liste noire assortie des anathèmes de ce qu’il faut bien appeler le fanatisme d’aujourd’hui, le procès en Réaction valant bien, en farce, Salem. Et puis quoi, la bêtise s’améliorant comme le reste, disais-je dans le fatal premier texte, tout peut continuer en surface comme si de rien n’était pour qui y a tout intérêt, mental et trébuchant - intellectuel et marchand. Rien à toucher donc au diagnostic.
Ce qui m’avait fasciné, au fond, c’était d’observer comment la passion de la servitude, dont nul ne nous fera croire qu’elle aussi ne se renouvelle pas, avait pu à ce point plier l’intelligence critique au service de ce Contemporain devenu critère de jugement esthétique. Que d’ingéniosité et de sophistique - de théorisme, disais-je - en effet ne fallut-il pas à ceux qui trouvèrent tant d’intérêt intellectuel aux statures d’artistes de pur Entertainment qui dominent la scène et la cote internationale? Il fallut pour cela oublier consciencieusement, entre autres et petites évidences, la distinction entre art et divertissement. Et, même, puisqu’on n’a rien contre: qu’il est différents degrés de divertissement et qu’il en est d’épais. Mais voilà: de cela, et de créativité, d’invention, d’humour, d’œuvre, plus question. C’est ce qui demeure frappant, à l’heure où le marché de l’art bat de nouveaux records spéculatifs: plus les œuvres sont cotées et moins la critique les analyse.
(…)
Côté critique d’abord. Les 15 et 16 septembre 2008, Damien Hirst réussit le coup historique de passer par dessus les galeries pour vendre directement aux enchères, via la maison de ventes Sotheby’s, le gros lot d’œuvres qui sort de sa PME de 120 employés (Jeff Koons c’est 80). On est là dans une resucée du système et de la Factory de Warhol, qui avait allumé et vendu la mèche de ce nouveau paradigme, non sans humour sociologique, lui au moins, mais cet humour n’obligeait personne à s’enthousiasmer il y a cinquante ans ni à se fermer les yeux sur ce qu’il en résulterait. Résultat, par exemple: les articles spécialisés n’ont traité que d’une chose à propos de Damien Hirst, son coup commercial et mondain, parfois monté en « une » des journaux. Le clou de cette vente record s’intitulait Le Veau d’Or, évidemment, remake du coup par lequel l’artiste britannique s’était fait connaître et instantanément projeter au plus haut des cotes d’artistes contemporains: un veau dans le formol, sous Plexiglas. Surmonté cette fois du symbole biblique du Veau d’Or, la belle affaire… Personne, personne parmi les commentateurs pour ramener l’œuvre à qu’elle est, un gag piètrement morbide et référentiel; et tout le monde de prendre pour argent comptant sa « vision tragique » de l’existence. Certains allant même jusqu’à l’opposer, pour faire bonne mesure exégétique, avec la vision « optimiste » et « baroque » de son concurrent américain Jeff Koons. Simplisme pour simplisme, il suffit d’avoir là les deux plus cotés du marché.
Quant aux marchands, aux enchérisseurs, la teneur de l’œuvre leur importe-t-elle plus qu’aux critiques? Hirst fut promu par le publicitaire britannique Charles Saatchi. Comme celui du sophiste, le génie du publicitaire se mesure ultimement à sa capacité à vendre du vent. Somme toute, du milieu le cynique est le plus respectable, lui du moins n’est pas dupe et s’en met plein les poches en prenant le risque de défier. Et les autres, alentour, les enchérisseurs, que l’œuvre soit du vent plastifié, cela ne les amuse peut-être pas autant que lui mais cela les gêne-t-il? Au contraire: c’est la puissance de dépense, leur « volonté de dépense », diraient Marcel Mauss et Georges Bataille, qu’ils affichent en s’offrant ce toc à prix d’or. En achetant à prix mirobolant des hochets pour piscines texanes, ils exhibent aux yeux de leurs pareils leur munificence, leur capacité à miser tant sur si peu.
Sans compter que les collectionneurs dominants sont d’un nouveau genre: quand ce ne sont pas les nouveaux riches de Chine et de Russie (pas d’Inde, notons-le et ce n’est pas un hasard vu que c’est d’Inde que viennent de nouvelles pratiques et pensées économiques), quand ce n’est pas Abramovitch qui lance sa fondation après avoir acheté le football Club de Chelsea, ceux du « Vieux Monde » ne manifestent pas d’autre goût personnel que celui que promeut la notoriété du marché. Ainsi la collection Pinault est fameuse parce qu’elle contient tout ce qui se cote de mieux. François Pinault achète l’offre; de goût ni de mauvais goût il n’est pas question - de goût en tant que dépôt historique de l’intelligence dans la sensibilité, s’entend.
Tout cela, disais-je dans les deux premiers volumes de cette trilogie sur l’Art du Contemporain, ne tient que par la caution intellectuelle que lui donne la critique. Celle-ci, dans la « Vieille Europe », ne va évidemment pas sans raffinement de révérence. Exemple, on trouvera dans le présent volume un chapitre sur l’œuvre d’un des deux à trois artistes français les plus réputés, Jean-Pierre Raynaud - eh bien, en août 2007, on pouvait lire une interview [1] de cet artiste, où le critique, subtilement, n’eut d’autres commentaires que ses brèves questions, qui font d’autant mieux ressortir l’œuvre et la pensée de l’artiste. Lequel commence par nous réexpliquer, pour la énième fois, quel geste salvateur le tira de la dépression et fit de lui un créateur : déprimé après vingt-huit mois de garnison, un jour « je suis descendu dans le garage, poussé par je ne sais quoi, l’instinct de survie sans doute. J’avais besoin de m’exprimer. Dans un coin, j’ai trouvé des pots de fleurs, un sac de ciment, de la peinture rouge. J’ai mis le ciment dans le pot et, avant même qu’il ne soit sec, j’ai pris la peinture avec mes mains et j’ai tout barbouillé. » Suit sa glose, puis la question du critique, d’une neutralité bourrée d’humour involontaire: « Depuis, vous avez toujours continué à faire des pots… ». L’artiste confirme sans problème, toujours précis dans l’auto-éxégèse: « Plus précisément, je dirais que cela fait quarante-cinq ans. »… « Je ne sais pas pourquoi je continue après autant d’années. » (Une chose frappante, que j’ai signalée à propos de maints artistes dans les rééditions qu’on va lire, c’est que jamais, jamais personne ne signale l’extrême routine mentale que trahissent ces démarches répétitives, fastidieuses - rayures, carrés, blanc sur blanc, feutre, pots… - d’un ennui recouvert de fumeuses théories sur la « sérialité ».) D’ailleurs, confort pour confort, Jean-Pierre Raynaud a le sens du risque: « Quoi qu’il en soit, cette forme ne m’a jamais déçu. » Le fait est qu’il l’a déclinée en tout format, de 3 cm à 6 m. Mais… la couleur, dira-t-on? La question n’a pas échappé au critique: « Et pourquoi, pendant très longtemps, n’avez-vous fait que des pots rouges? »… Confirmation de Lartiste : oui, rouge pompier (sic) pendant trente-cinq ans. Et puis, quand même: « J’ai éprouvé le besoin de me lâcher », ce qui donne, chez Raynaud : un pot NOIR. Puis recouvert de feuille d’or - il trône depuis dix ans sur le parvis du Centre Pompidou et, bien sûr, il faut être réactionnaire pour voir là quelque chose de ludiquement consternant. En tout cas, « aujourd’hui toutes les couleurs sont possibles » (belle phrase en soi).
Qu’on se rassure, il n’y a pas que des pots chez Raynaud. Il passa aux carreaux. Puis aux drapeaux. « Je me contentais de les tendre sur des châssis, comme un peintre tend sa toile, mais surtout sans intervention de ma part, ce qui a pas mal perturbé les gens. » Perturbé, donc c’est bon (les critiques sont cruels, pas un ne signalera à Raynaud qu’il y aurait une autre hypothèse, il continue donc sur la pente: ) « …pas mal perturbé les gens. Mais j’aime bousculer les choses. Les artistes que je trouve intéressants sont des artistes qui bougent. Il suffit de regarder Matisse (…). Etre un artiste, c’est prendre des risques. » - « Geste politique? », demande l’interviewer. - « Non, jamais. » D’où offrande à Castro du drapeau cubain, pas de problème. Bref, neuf ans de drapeaux, et l’artiste retrouve la constante du pot, c’est ce qu’annonce le chapeau de l’entretien: « Depuis un mois, il s’est lancé dans une nouvelle aventure en se tournant cette fois vers des pots de peinture. » Nouvelle aventure : « J’achète des pots de peinture et je les montre. Pour moi, les pots de peinture sont de la peinture. (…) Au fond, je fais de la peinture avec des pots de peinture sans peindre. » Heureusement il avait prévenu juste avant: « J’ai le sens du ridicule. » Il peut donc, sur sa lancée, y aller: « J’ai compris qu’avec ces pots (…), j’allais pouvoir me poser de vrais problèmes de peinture, je n’ai pu résister. » On comprend. - « Vous avez pris cette décision de manière très rapide… », nouveaux points de suspension dont on prie, pour le critique, qu’ils soient d’ironie. Raynaud, lui en tout cas, n’y voit que du feu, et bille en tête: « Il faut être très réactif parce que s’engager dans une direction peut être très grave. » Très grave.
Rien à redire, en effet.
Septembre 2008