"Philip Roth, chaud malin, malin à demi", paru dans Marianne, 24 mai 2022

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1979-1991 : les grandes années de Philip Roth, célébrées dans la Pléiade

Par Jean-Philippe Domecq

L'auteur américain disparu en 2018 n’eut jamais le Nobel, mais le voici célébré dans la Pléiade. Trop leste et imprévisible pour la bienpensance académique, ce fut un brillant romancier – qu'on redécouvre ici au sommet de son art littéraire, caustique à souhait.

Tout un chacun ayant les défauts de ses qualités, on a encore la liberté d’en prendre et d’en laisser chez un grand écrivain. Ainsi, ce n’est pas faire injure à Philip Roth que de ressentir, en le lisant, qu’il est un romancier à la fois vampire et énergique ; telle est la rançon et la force quand on s’est voulu, comme lui, foncièrement provocateur. Un provocateur d’autant plus ravageur qu’il est très intelligent, sur lui-même et sur son temps.

En ce sens, il est – tout comme John Updike, son contemporain auteur de Couples, chef d’œuvre historico-sexuel des sixties – de ces révoltés de l’époque radieuse où les Etats-Unis et l’Europe ont pu tout contester, en live, livres, concerts et films, et tout consumer parce que tout se consommait. Philip Roth exprime une génération qui n’a jamais vraiment vieilli parce que, d’emblée, grâce à la reconstruction morale et économique opérée par ses aînés après-guerre, la jeunesse eut tout pour exploser par tous les pores d’une libération tous azimuts.


TANTÔT ENCHAÎNÉ, TANTÔT DÉCHAÎNÉ

Ainsi pourrait-on dire que son Théâtre de Sabbath développe en roman le titre situationniste de Raoul Vaneigem qui poussa les feux de mai 68 : « Manuel de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations » – générations qui le restèrent ensuite, tant l’énergie sexuelle arme la contestation générale et le passage au tamis de tout ce dont on hérite. Sabbath en tête, les héros de Philip Roth ne baissent jamais pavillon contre l’idéologie dominante et râlent jusqu’au dernier souffle – qui reste jovial, torturé mais gueulant d’un gai savoir lubrique.


Ça fait de l’effet de voir une visiteuse, nue, entamer la conversation en s’asseyant sur le visage masculin, comme ça, au naturel. Il y a comme ça moult figures philosophiques dans les romans de Roth, qui font de la vie une leste mais permanente conversation. Là, c’est au menu de La Leçon d’anatomie, un des romans de la saga Zuckerman, tantôt « enchaîné », tantôt « déchainé » (référence à l’Orlando d'Ariosto, mais chez Roth, les nombreux auteurs cités ne le sont jamais de façon snob).

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Nathan Zuckerman, fameux double de Philip Roth en écrivain qui s’interroge sur ce que c’est qu’être écrivain, cette fois n’en peut plus : aucune crudité féminine ne l’inspire, il est affligé d’un mal mystérieux qui bloque son anatomie de l’intérieur, et qu’il interprète comme symptôme de son impasse littéraire. Il décide de cesser d’écrire pour, à quarante ans et en plein succès polémique de ses best-sellers, entreprendre des études de médecine. En se consacrant à un dur labeur à étreindre, tête baissée au service d’autrui, il en finira avec son narcissisme torturé… croit-il.


PSYCHANALYSE RÉUSSIE...

Torturé, il est vrai que Roth et son double le sont par l’après-Auschwitz subi par les parents, par l’éternelle condition juive dont Roth fait la comédie du pire comme son contemporain newyorkais Woody Allen ; torturé aussi par le nouvel intellectualisme répandu sur les campus universitaires ; torturé par la psychanalyse.

De là vient la structure particulièrement juste de ses romans qui renouvellent le réalisme intérieur par la conversation perpétuelle que ses personnages, et nous avec, ont avec eux-mêmes. Il est vrai que nous sommes menacés de nous coincer comme des poupées russes, dans une infinie mise en abyme de soi, dès que nous commençons à nous remettre en question. Lire Roth, c’est retrouver et pousser le mécanisme d’autopsychanalyse à perpétuité, et c’est fort pertinent puisqu’il n’y a de psychanalyse réussie que constamment reconduite par soi, après et sans psy.

En outre, et mieux : Roth, dans ses meilleurs livres, n’arrête pas cette dynamique au seul « moi ». Le chef d’œuvre qu’est La Contrevie (quel titre là encore !) parvient à incarner les différentes postulations et infinies perplexités de la condition juive dans le monde contemporain, de Bâle en Judée en passant par les airs où un terroriste israélien demande en ricanant aux passagers « pourquoi ne serions-nous pas aussi salauds que vous ?... ».

On comprend d’autant mieux la plaisanterie que dans la partie anglaise de La Contrevie, une lady fait remarquer au serveur qu’elle est incommodée par la présence d’un client juif dans la salle de restaurant – et là, avec le héros, qu’est-ce qu’on fait… ? Le lecteur, quel qu’il soit, est atteint, déchiré, entre révolte et consternation.


EN GRÈVE CONTRE LA VIE

Roth est aussi fin témoin politique qui, dans L’Orgie de Prague, sait camper l’état d’esprit des Pragois sous le gris de fer soviétique à la Brejnev, du temps où la paranoïa filait la plaisanterie, titrait son ami Milan Kundera : « Ecoute, Blecha, je vais me suivre, je vais m’espionner et rédiger des rapports sur moi-même ». Et ceci : « Avant le procès ils m’ont relâché. C’était trop ridicule, même pour eux. » L’humour faisait bonne figure en « Soviétie » mais dans les rues on ne voyait que « des visages qu’on dirait en grève contre la vie » ; cette observation littéraire signe tout un régime.

On est plus sceptique à propos du versant sentimental de l’œuvre romanesque de Roth. Ses héros, toujours le même à vrai dire, cherchent les femmes pour chercher matière à écrire. Ecrire ouvre certes la vie et l’assimile, sinon à quoi bon écrire ou lire, n’est-ce pas ? Mais, dans le cas de Roth, c’est plutôt vivre pour écrire. Et son pluriel « les femmes » est vampirique plutôt qu’autre chose.

On est loin d’Henry Miller : lui c’était sexe, pas sec. Roth en est conscient et le fait dire à Zuckerman qui dresse un bilan sans concessions de l’autobiographie qu’un écrivain nommé « Roth » a tenu à intituler Les Faits « A mesure que les gens entrent dans ta vie, tu te dis : "A quoi va-t-il servir, celui-là ? Qu’est-ce qu’il va fournir comme ingrédient pour un livre ?" Alors bon, c’est peut-être la différence entre une vie d’écrivain et une vie ordinaire. »


MONOLOGUES INTÉRIEURS

Eh bien non, c’est l’écrivain qui est ordinaire s’il a besoin de se servir d’autrui comme on se sert à table ; s’il a besoin de marivaudages cérébraux pour pimenter son existence, c’est qu’il croit que la passion c’est mieux, ça donne du relief ; le cliché sentimental du compliqué pour le compliqué signe l’intelligence desséchée dans la littérature comme dans la vie ; mieux vaut avoir l’imagination de l’intelligence quand on écrit.

Chez Roth, le désir baladeur devient souvent prétexte, parce qu’il résulte d’un vampirisme psychologisant. Cela n’empêche pas de belles cabrioles littéraires, dont Tromperie constitue une performance, entièrement en dialogues entre l’écrivain, sa maîtresse londonienne, et « les femmes » de sa vie.

Arnaud Desplechin en a récemment tiré un film d’une inventivité remarquable, traquant les visages et les souffles en plans larges selon une scénographie qui va bien au-delà du théâtre filmé. Ce qui résumerait assez toute l’œuvre de Philip Roth finalement : « un monologue intérieur polygonal où des voix flottent, s’interrogent, se répondent dans le clair-obscur des mouvements intimes de l’esprit, de la mémoire et de l’imagination d’un maître insaisissable et insituable des échanges », conclut en toute compréhension interne Philippe Jaworski, maître d’œuvre de ce nouveau volume Pléiade consacré à l’auteur américain.

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