L’académisme
de la provocation
Jean-Philippe Domecq
La
presse s’est fait écho de la récente démission du directeur de l’Ecole
nationale des beaux-arts, Jean-Marc Bustamante, au motif qu’il ne s’est pas
senti soutenu par le ministère de la culture à la suite de la pétition
d’étudiants qui, enfarinage à l’appui lors de la cérémonie de présentation
annuelle des travaux de l’école, ont dénoncé le harcèlement sexuel et les
dérives racistes auxquels, selon eux, il serait resté sourd. Tant que les faits
ne sont pas avérés, on doit essayer de comprendre tant les étudiants que
Jean-Marc Bustamante et son ministère de tutelle ; le conditionnel
s’impose. Il s’impose moins à propos d’un fait légèrement antérieur qui n’est
pas une « affaire » et qui ne relève pas de l’enquête administrative ni
de l’appréciation morale, mais du débat d’opinion culturelle. Le 25 avril
dernier, le plasticien Fabrice Hyber fut élu à l’Académie des Beaux-Arts. Retoquée
en décembre 2017, sa candidature cette fois l’emporta grâce à l’appui de deux de
ses pairs, Jean-Marc Bustamante et Gérard Garouste. Fabrice Hyber en 1991 s’était
signalé en faisant réaliser puis transporter le plus gros savon du monde, de vingt-deux
tonnes, par semi-remorque de Marseille vers des centres commerciaux de France
puis aux quatre coins d’Europe. Sa conception de l’artiste-entrepreneur, qu’il
a baptisée l’« Hybermarché », et les interventions in situ qu’il réalisa en banlieue et en
expositions, lui valurent de représenter la France à la Biennale de Venise de
1997, où lui fut décerné le Lion d’or. Facétieux dans la provocation, il a conçu
des « POF » (« Prototypes d’Objets en Fonctionnement »), dont
une balançoire à double godemiché bien propre à frapper l’attention. Il n’a pas
été permis, à l’époque, de discuter de l’intérêt de ce type de propositions
artistiques.
Jean-Marc Bustamante
représenta également la création contemporaine au Pavillon français de Venise
en 2003. En 1995, son nom avait défrayé la chronique lorsque le maire (UDF) de
Carpentras préféra renoncer à l’exposition où Bustamante avait prévu
d’introduire un semi-remorque, en sorte d’autel-piedestal, dans la chapelle
rénovée du collège. La France résonnait encore de la profanation de tombes
juives dans le cimetière de Carpentras. Comme si le Péril brun montait de
partout, le lien idéologique subliminal entre les deux affaires valut à
Bustamante un soutien unanime, univoque, exclusif de toute autre interprétation que
celle-ci : son œuvre subissait la censure… réactionnaire !
Le grand mot du sacrilège contemporain était ainsi proféré, qui a pourtant ceci
de daté, pour ne pas dire réactionnaire, qu’il confond notre époque avec celle
où les avant-gardes étaient effectivement en butte à la réaction en art, ce qui
n’est plus le cas, au contraire, depuis longtemps. Les édiles locaux pouvaient
toujours invoquer le risque réel de dégradation de la chapelle, on y entendit le
sempiternel et philistin conservatisme anti-moderne qu’on voulait bien entendre.
Il fut impossible de dire qu’ils avaient, somme toute, le droit de discuter, et
même d’être déçus, au vu de l’œuvre proposée. Il fut donc obligatoire
d’accepter la provocation – le semi-remorque, décidément tendance – comme geste
artistique qui vaut en soi, sans évaluation de la portée de ladite provocation.
A l’époque, que d’expositions inaugurées par les officiels qui durent en avaler
de belles avec le sourire de gens entendus, comme le public qu’on aurait tort
de prendre pour ignare à tout coup. Aujourd’hui les politiques locaux ont
compris et sont beaucoup moins nombreux à jouer la carte de l’art contemporain.
La discussion esthétique eût-elle été libre, on pouvait aisément faire remarquer
qu’au sein de l’œuvre de Bustamante, ses Paysages photographiques périurbains par
exemple, il y avait matière à choix autrement stimulant. Si donc il est
difficile aux politiques d’exprimer leur avis sur une commande artistique en
raison du risque effectif d’interventionnisme officiel et de censure, des voix
et articles auraient dû avoir le droit d’analyser et démonter le semi-remorque,
au propre comme au figuré.
De
même, faut-il s’étonner que Jean-Marc Bustamante ait appuyé l’élection
académique d’un plasticien comme Fabrice Hyber, dont l’œuvre est d’une lourdeur
d’intention et d’une faiblesse d’inventivité tout à fait démontrables avec un minimum
d’esprit de finesse ? Là encore, le ressort de provocation ne pouvait que
susciter l’écho des médias, dont la logique interne privilégie l’immédiat effet
de choc ; et la célébrité ainsi acquise fait autorité dans l’évaluation
esthétique et le commentaire critique.
A ceci près que le temps
s’est aujourd’hui suffisamment écoulé pour qu’on puisse dire ce qui fut si
longtemp couvert par l’imprécation censurante ; que Bustamante en soit
encore à cautionner ce genre de production, il devrait y avoir toute liberté d’en
tirer le constat historique qui s’impose : en fait, il est logique que
Fabrice Hyber soit académiqiement consacré, pour la raison originelle que les
provocations et nouveautés de sa démarche ont toujours pratiqué l’aménagement
du territoire visuel donc mental ; pas de quoi fouetter un académicien.
Là, on n’est pas, comme
dans le cas d’une pétition contre le harcèlement sexiste et raciste, dans une
affaire qui reste à juger ; on est dans un débat artistique qui aurait dû
être libre dès les années quatre-vingt dix où de tels artistes furent mis en
avant comme les plus représentatifs de l’art contemporain.
Texte publié dans le premier numéro des Cahiers A'chroniques, novembre 2018 (www.a-chroniques.com) et dans la revue « Esprit », n° d'octobre 2018. Jean-Philippe Domecq a publié sur le même sujet : Comédie de la critique, trente ans d’art
contemporains, éd. Pocket.
1 commentaire:
Bonjour,
C'est par une très émouvante émission de France Culture
https://www.franceculture.fr/emissions/lsd-la-serie-documentaire/histoires-damities-24-lamie-heroique-ou-la-puissance-du-lien
que je découvre votre blog. J'essaie de vous lire, mais je trouve dommage votre choix de fond noir qui perturbe les caractères de vos textes.
Un avis en passant
Cordialement
Jean Michel
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