Nabokov, content de lui, nous aussi, paru dans Marianne 28 mai 2021
“Lolita”, best-seller de l’érotisme avec nymphette, serait impubliable aujourd’hui. Son colossal succès permit à Vladimir Nabokov de donner libre cours à ses jeux littéraires plus ésotériques que libidineux. PAR JEAN-PHILIPPE DOMECQ
Nabokov content de lui, nous aussi
Un éminent spécialiste de Nabokov, Jean Blot, français né russe et maîtrier les deux langues comme lui, s’égare dans la steppe, avise une isba, la babouchka le laisse entrer le temps d’un thé au samovar tandis que son mari reste bougon près de la cheminée, quand soudain, notre voyageur ayant le tact de ne pas taire à des paysans le motif culturel de sa venue en URSS, à savoir une conférence sur Vladimir Nabokov : – « Nabokov ? Le service de tennis de Lolita, meilleure scène… » C’est lemoujik qui vient de réagir.
L’anecdote est typique de la culture russe qu’aimait et qu’a fuie Nabokov avec la révolution d’Octobre. Il n’y a qu’au fin fond de cette nation que la culture se répand ainsi, même pendant et avant le communisme. Auparavant, l’annonce de la mort de l’écrivain et médecin Anton Tchekhov s’était répandue comme une traînée de brume gelée sur les toits des isbas et dans les cafés de Moscou ; de même celle du patriarche Léon Tolstoï, auquel les lecteurs de feuilletons avaient reproché en masse d’avoir fait mourir Anna Karénine. Puis les Soviets crurent si fort à l’influence concrète de la poésie qu’Anna Akhmatova avait sur le toit un flic qui tournait jour et nuit ; ce qui n’empêchait nullement le « camarade Staline », maître en double jeu, de décrocher son téléphone en faveur de Mikhaïl Boulgakov quand celui-ci raclait les fonds de tiroir à force d’être censuré. C’est fini, désormais, le poutinisme affairiste, comme Wall Street, se moque bien de la littérature, preuve que le capitalisme a gagné.
“Fureur de la chair”
Ces considérations ne sont donc pas intempestives dans un compte-rendu littéraire, c’est bien un symptôme de civilisation politique qu’un paysan des années brejnéviennes ait le flair culturel de repérer le jeu de balle de Lolita, qui reste assurément la partie fine entre toutes dans le scabreux roman qui fit la renommée internationale de Vladimir Nabokov. Le romancier décrit ce service pubère avec un art consommé du fantasme que consomme sexuellement, et de retorses façons, le quadra Humbert avec une nymphette, sans que se pose la question du consentement. On passerait aujourd’hui pareille licence sous silence. À l’époque de sa parution, en 1955, d’aucuns crièrent certes à la « perversité insensée », au « livre le plus immonde » qu’on ait jamais lu selon le Sunday Express, « dégoûtant, déplaisant », juge Émile Henriot en France. Mais 50 millions d’exemplaires vendus de par le monde ! Moyennant quoi, Nabokov pourra s’offrir le luxe de continuer de plus belle, au point qu’il reste aujourd’hui l’auteur qui est allé le plus loin dans l’expression à la fois crue et raffinée qui est le propre (c’est le mot) de la passion sexuelle.
Toute lectrice ou tout lecteur pressé de vérifier ce croustillant-là n’aura qu’à farfouiller dans l’autre gros roman de Nabokov ayant pour titre un prénom féminin, Ada, complété d’une expression prometteuse : ou l’Ardeur. Qu’on en juge par ce souvenir cuisant qu’Ada rappelle à Van, l’homme de sa vie : « Aujourd’hui, il faut que j’expie l’excès de vigueur prématuré avec lequel tu as raclé la rouge écorchure.[…] Privée de tes caresses, je perds tout empire sur mes nerfs, plus rien n’existe que l’extase du frottement, l’effet persistant de ton dard, de ton poison délicieux. » Veut-on plus fourragé ? Va pour une fellation, dont Van à 90 ans se souvient avec intacte… ardeur : « Ada s’était penchée sur lui et il avait possédé sa chevelure : elle lui caressait les cuisses, serpentait entre ses jambes, s’éployait sur son ventre palpitant. […] Ada le caressait, l’enlaçait, tel un sarment se nouant à la gorge d’une colonne qu’il enveloppe toujours plus fort, plus étroitement, et dont la morsure amoureuse se dissout enfin en suavité pur-purine. » On comprend que Playboy ait publié les « bonnes feuilles » du livre avant parution en 1966. Seulement voilà, c’est bien beau mais à quel âge ces chauds ébats ? « Lorsque j’étais encore enfant », rap-porte Ada. « Van, tu es responsable[…] d’avoir ouvert en moi une source de frénésie, une fureur de la chair, une irritation insatiable. » Ajoutons que tous deux étaient cousins. Après quoi cela dura toute une vie, et Ada ou l’Ardeur est un roman d’amour immense, parmi les chefs-d’œuvre sur ce thème. C’est pourquoi il est plus commenté et sa lecture plus avouable aujourd’hui que Lolita.
Il faut dire que cette histoire de désir durable, inspirée d’un amour de jeunesse dont son épouse Véra sut entourer la longue rédaction avec une intelligence amoureuse, Nabokov l’a lovée dans une de ses toiles d’araignée scintillantes d’éclats métaphoriques comme sueurs d’amants et piquées de motifs de papillons dont il faisait collection.
“Ardeur pour le monde”
Ces magiques constructions narratives sont savantes, saturées de références littéraires et picturales toutes plus cryptées les unes que les autres. Le prestidigitateur nous en met plein la vue et peut ainsi fourrer non seulement la partie pour le tout qui caractérise l’occupation sexuelle, mais aussi sa philosophie des perceptions. L’appareil critique de l’édition « Pléiade » à cet égard n’est pas un régal de trop. On y apprend que cet enchanteur un peu trop enchanté de lui-même, qui peut nous irriter comme ces auteurs nous signifiant « Vous avez vu, hein, c’était gonflé mais j’y suis arrivé », voulait nous transporter entre conte de fées et science-fiction ; du même coup, il approfondissait sa conception du temps qui tient de Bergson autant que de Zénon, puisque le désir humain effectivement comprime, dilate, boucle et retourne ses souvenirs, surtout lorsqu’il traverse toute une vie d’amour comme c’est le cas pour les deux héros d’Ada. Si bien que, lorsque le roman paraît enFrance, le meilleur et dernier mot revient à l’un des plus fins commentateurs d’Ada, qui n’est autre que notre Jean Blot du début qui, dans la NRF de mars 1976, conclut : « Ce roman constitue sans doute le chef-d’œuvre de l’étrange écrivain trilingue, poète, critique et romancier », dont l’« érotisme ressemble à l’ardeur du poète pour le monde : l’adolescent et le poète refusent ou ignorent les relais de la complexité psychologique des êtres ».
1 Nabokov, de Jean Blot, Points Seuil, coll. « Écrivains de toujours », 1995,220 p., 9,10 €.
2 Œuvres romanesques complètes, tome III, de Vladimir Nabokov, « Bibliothèque de La Pléiade », 1648 p., 72 €jusqu’au 31 août, puis 78 €.
3 Ivan Vassilievitch, de Mikhaïl Boulgakov, traduction et préface de Katherine Barsacq, éd. de Corlevour, Revue maintenant ; 112 p., 10 €.
4 Anton Tchekhov. Une vie, de Donald Rayfield, éd. Louison, 557 p., 30 €.
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