Sur Toyen l'onirique, paru dans ESPRIT 

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L’exposition du Musée d’Art moderne de Paris met en valeur l’ensemble de l’œuvre de Toyen et permet de retrouver la perspective surréaliste, qui persiste grâce à l’énergie de la révolte et du désir. 

On sort de cette exposition vivifié, si repris d’énergies qu’on en a même pour s’en étonner et se soupçonner de n’avoir fait qu’aimer retrouver une artiste qui nous a marqués comme le mouvement surréaliste a « changé la vie » grâce à la politique du poétique que reprochent à André Breton les « Grandes-Têtes-Molles » d’aujourd’hui… dirait Lautréamont. L’exposition, étoffée, alchimiquement composée, met en valeur, dans ses multiples variations et modes d’expression, l’ensemble de l’œuvre de Toyen comme jamais on ne l’avait vue, tout en restituant avec une exactitude de haut vol son contexte de correspondances qui manifestent la fameuse formule inaugurale du surréalisme : « Tout porte à croire qu’il existe un point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement. Or c’est en vain que l’on chercherait à l’activité surréaliste un autre mobile que l’espoir de détermination de ce point1. » En écho, Toyen écrivait en 1976 : « Dans la salle obscure de la vie, je regarde l’écran de mon cerveau2. » On retrouve donc avec Toyen la perspective surréaliste, qui ne se voulait pas seulement artistique et littéraire et s’avéra autrement existentielle que l’existentialisme, dont la mode inquiétait Breton rentrant des États-Unis après-guerre. Mais n’est-ce pas derrière nous ? Être dépassé ! Grande hantise du contemporain, obsédé d’être contemporain. L’objection à soi a du bon : l’œuvre de Toyen persiste à donner plus envie de vivre, penser et désirer que les créateurs contemporains se voulant absolument contemporains. Pourquoi et comment produit-elle ce persistant effet ?

D’abord, l’énergie qu’elle transmet est celle de la révolte, dont la singularité porte toujours au-delà de l’originalité personnelle – d’où la portée de l’œuvre qu’elle génère. En témoigne d’emblée son pseudonyme, choisi avec l’humour ténébreux du surréalisme : débarquant de Prague à Paris en 1925, Marie Čermínová, née en 1902, adopte le vocabulaire révolutionnaire et, croyant que « ci » n’est bon que pour les « ci-devant » aristocrates, elle ôte le « ci » de « citoyen ». Les nombreuses photographies de l’exposition le confirment : Toyen sera si Toyen que ses dégaines sont sans apprêt, telle qu’en elle-même elle se moque. Et tous ceux qui l’ont côtoyée au sein du groupe surréaliste et alentour expriment une sympathie spontanée en s’en souvenant, comme on peut le lire dans le substantiel catalogue et dans le témoignage du surréaliste Alain Joubert, republié pour l’occasion3. Elle a fait fi des exclusions qui, à bon escient presque toujours (Aragon, Dalí, Éluard, aux inféodations idéologiques indignes de la liberté critique), jalonnèrent l’aventure surréaliste. Du premier cercle à la dernière génération, tant Benjamin Péret que Jean-Jacques Lebel, Yves Tanguy et Konrad Klapheck lui vouent l’amitié qui s’enrichit des richesses de chacun. Elle est plus qu’un soutien pour ses compagnons tchèques, les poètes artistes Jindřich Štyrský, Karel Teige et Jindřich Heisler. Avec elle, ils traversèrent ce siècle d’exils et guerres, de persécutions nazies et staliniennes, en tenant toujours « le pas gagné » poétique, selon l’injonction de Rimbaud. Prenons pour exemple une série d’œuvres qui maintinrent le cap de l’imaginaire malgré tout, pendant la Seconde Guerre mondiale : encres, dessins et toiles que Toyen intitule d’une injonction à fonction dénonciatrice autant qu’exorciste : Cache-toi, guerre ! L’horreur est là, pas moindre d’être écorchée par la fantasmagorie, transmuée par l’imaginaire même de l’horreur, où les animaux, squelettes, dentitions désolent l’horizon sinistrement aplani par l’horreur réelle. « Et pourtant, écrit André Breton en 1953, les inquiétants bois flottés, nids déserts, cageots vides vont bientôt disparaître4. »

L’élan demeure, parce que la révolte vient du désir. C’est l’autre énergie que libère Toyen en arpentant ses nouveaux espaces, avec la même intensité jusqu’à son dernier souffle en 1980. Jeune femme farouchement indépendante, elle en avait de toute façon le goût, la gourmandise, du désir. L’exposition nous révèle les carnets des années 1924-1925, où elle allait droit aux faits et gestes sexuels avec une jovialité pornographique qui n’est pas encore l’élaboration érotique qu’ensuite, elle conjuguera génialement avec l’onirisme de la chose. C’est qu’André Breton la guidera vers ce qu’il demande à toute création, par l’image ou les mots : qu’elle soit placée sous « le signe ascendant ». Formule qui n’a rien de moraliste, au contraire : en toute connaissance de nos ténèbres ou des « malheurs de la vertu » sadiens, que Toyen a vigoureusement illustrés, la pente ascendante les mène aux libertés du « nouveau monde amoureux » de Charles Fourier que chacun et chacune porte en soi et qui sortiraient notre époque du « glauquisme », fortement descendant, lui.

Breton est ébloui par le territoire que découvre Toyen, une fois qu’elle a intériorisé la transmutation que galvanise le surréalisme. Alors, sa peinture dévoile la trame du voile, comme nos intenses moments en plein quotidien prennent l’amplitude nuancée des sensations que nous avons en rêve. Les titres des toiles, à partir de l’après-guerre et splendidement dans les années 1950, sont hypnotiques : Le paraventLa nuit roule des crisOn entend de loin le bruit de pasLa belle ouvreuse, du cycle « Les Sept épées hors du fourreau ». Laissons à Breton les pointillés vers les vertiges de vivre : « Ici se mesurent les forces de la mort et de l’amour ; la plus irrésistible échappée se cherche de toutes parts sous le magma des feuilles virées au noir et des ailes détruites, afin que la nature et l’esprit se rénovent par le plus luxueux des sacrifices, celui que pour naître exige le printemps5. »

 

  • 1. André Breton, Second Manifeste du surréalisme [1930], dans Manifestes du surréalisme, Paris, Gallimard, 1971, p. 76-77)
  • 2. Toyen, dans l’ouvrage collectif, Objets d’identité, Paris, Éditions Maintenant, 1976, cité par Annie Le Brun, « Toyen ou l’insurrection lyrique », dans Un espace inobjectif. Entre les mots et les images, Paris, Gallimard, 2019, p. 134
  • 3. Toyen, l’écart absolu, Paris, Éditions Paris Musées, 2022 ; Alain Joubert, Toyen, petits faits et gestes d’une grande dame, Paris, Ab irato, 2022
  • 4. André Breton, Le surréalisme et la peinture, Paris, Gallimard, 1965, p. 212-213
  • 5. André Breton, à propos d’Endre Rozsda en 1957, dans Le surréalisme et la peintureop. cit.

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