Le sentiment de la montagne

L’ esprit préservé de l’Hôtel Richemond, le plus ancien de Chamonix Mont-Blanc ~ Singulars 

L’ esprit préservé de l’Hôtel Richemond, le plus ancien de Chamonix Mont-Blanc


Le tourisme fait retentir sur le globe son piétinement de sandales comme en Enfer, mais il reste des lieux en plein cœur de la foule où l’on peut voir cela du balcon du Temps, qui est le seul intérêt des vacances. Ainsi, en plein centre de la station de montagne la plus célèbre au monde, Chamonix, l’Hôtel Richemond dresse sa masse ancienne face à la chaîne mythique du Mont-Blanc, et vous y trouverez comme Jean-Philippe Domecq un esprit préservé qui apaisera le vôtre.

La faute à Rousseau !

Là-haut sur la montagne, par les sentiers, les silhouettes se suivent et se ressemblent jusqu’au pied des glaciers qui bientôt tombent, alors qu’autrefois elles étaient rares et c’était des montagnards ou des passionnés. Pendant des siècles l’humanité considéra la montagne comme un obstacle, jusqu’à ce que quelqu’un en décrive les ravissants effets sur notre point de vue, sur notre souffle, notre sentiment de l’existence.

Pleine lune sur le Mont blanc Photo Jean-Philippe Domecq

Ce quelqu’un, c’est Jean-Jacques Rousseau ( 1712-1778) qui, depuis son Valais natal, en vagabond qu’il fut avant de révolutionner la sensibilité, la philosophie de l’histoire, l’autopsychanalyse, la notation musicale, le contrat social, etc, traversa vingt-cinq fois les Alpes à pied. Sa Nouvelle Héloïse, best-seller d’alors, sa Profession de foi du Vicaire savoyard, ses Confessions, eurent un effet contagieux tant il est précis, sublime en toute expérience de cause lorsqu’il nous transporte de plus en plus haut ou au bord des précipices au mugissement des torrents.
Alors voilà, c’est la faute à Jean-Jacques si nous voyons désormais tant de couleurs fluos de tenues sportives sur fond d’âpres monts. Mais en même temps c’est beau, d’abord ses nouvelles couleurs que la modernité a apportées à notre sensibilité chromatique, et beau aussi que la démocratie ait remplacé l’aristocratie dans les Hautes Alpes.

Frankenstein à la Mer de Glace…

Vue du Mont blanc et de son glacier menacé en plein midi Photo Jean-Philippe Domecq

Avant que « le sentiment de la montagne » ne devienne un droit du peuple, il y eut une étape, aristocratique, et anglaise bien entendu. Cette nation voyageuse et respectueuse des lieux est également snob et donc voulut découvrir ce lieu avant tout le monde : l’hypersnob Lord Byron (1788 -1824), accompagné de son médecin et du jeune couple Shelley, loua un chalet non loin de la Mer de Glace, glacier qui à l’époque descendait jusqu’à la vallée de Chamonix, comme en témoignent les gravures, et qui aujourd’hui hélas a rétréci bien haut là où le train à crémaillère du Montenvers draine ses foules démocratisées. Manque de chance pour nos poètes légendaires, il plut tout le temps. Byron proposa donc que chacun écrive pendant la journée des pages à lire ensemble le soir au coin du feu pour s’occuper.
C’est ainsi que la toute jeune Mary Shelley (1797-1851), connue seulement par son prometteur poète d’époux, écrivit en quelques jours l’un des plus intelligents romans fantastiques de tous les temps ; c’est ainsi que s’expliquent ces scènes poignantes où Frankenstein, l’homme chimique lâché dans le monde par l’inconscience démiurgique de son inventeur humain inhumain, pleure de voir les paysans le fuir lorsqu’il sort de la Mer de Glace pour leur demander pitance et affection.

Et puis les palaces et hôtels vinrent

Napoléon III et l’impératrice Eugénie s’entichèrent de la vallée où Victor Hugo (1802-1885) a traîné sa smala en diligence. Un palace fut construit, puis une floraison d’hôtels que l’on voit déployant leurs façades ornées en regard de la chaîne d’aiguilles et monts les plus hauts d’Europe.

Un des salons du Richemond Beau Séjour, auquel les propriétaires ne touchent que pour le confort Chamonix Photo Jean-Philippe Domecq

Et on comprend cet attrait : car, d’ordinaire dans nos villes et nos campagnes, il faut une certaine conscience d’être humain pour regarder vers le haut et nous souvenir que nous ne sommes qu’atomes dans l’Univers plus qu’infini ; tandis qu’en montagnes, que vous le vouliez ou non vous êtes sans cesse à lever le nez, automatiquement puis par fascination pour ses reliefs ascendants, enchevêtrés et fléchant les cieux.
Même le plus matérialiste des hommes sent alors qu’il n’y a pas plus réaliste que de se voir vivre dans le ravissant « silence des espaces infinis ».

De la Villa Beauséjour… 

La Villa Beauséjour fut le plus ancien hôtel de tourisme de Chamonix Photo Jean-Philippe Domecq

Parmi les chalets de guides, il y avait une maison traditionnelle que l’on voit encore en plein centre où était et reste écrit, sur le mur à la chaux en caractères fleuris : « Villa Beauséjour ».
Sous son dehors propret, avec son lierre à chaque fenêtre qui cache un de ces intérieurs de bois qui sentent la cire et donnant sur le petit parc du Richemond, ce fut le plus ancien hôtel de Chamonix. Il appartenait à la famille Folliguet qui, la clientèle aisée commençant à venir, construisit juste à côté de l’hôtel Villa Beauséjour l’immense bâtisse de cinq étages et cinquante-deux chambres qui aujourd’hui s’impose le long de la rue principale de la ville.

… à l’Hôtel Richemond

Le temps est suspendu dans le salon de l’Hôtel Richemond Chamonix Photo Jean-Philippe Domecq

Achevée en 1914 il lui fallut attendre la fin de la guerre pour devenir l’hôtel Richemond. Il changea de propriétaire après la Seconde guerre mondiale quand le jeune Jean Sarraz-Bournet tomba, pour la vie, amoureux de Geneviève Folliguet.
Depuis, de génération en génération la lignée gère et préserve cet hôtel dans le même esprit, la même patine. Cela explique l’attachement que lui vouent bien des clients, qui prient pour que l’on ne change surtout rien à ce deux étoiles au mobilier suranné, au salon comme on aimerait en voir plus quand on sait que les salons d’hôtel sont les lieux idéaux où mesurer le bonheur d’être des hôtes en ce monde. Epais tapis, lustre, motif de houx, bois des fauteuils et tables de-ci de-là, lourdes tentures aux très hautes fenêtres que l’on tire le matin pour que la lumière solaire n’éteigne pas les cristaux et pierres de roche de la collection familiale en vitrine.
On y voit même un des plus subtils tableaux de paysage de montagne.

Charles Bertier (1860 -1924), Paysage peint du Cervin (détail) Hotel Richemond Chamonix Photo Jean-Philippe Domecq

De l’auteur, Charles Bertier (né et mort à Grenoble en 1860 et 1924), on peut apprécier l’ample talent à Paris puisqu’il a participé aux fresques du Train Bleu en gare de Lyon. Dans le salon du Richemond il s’agit d’une vue du Cervin en Suisse, ce qui constitue a priori un obstacle à l’art du peintre car la haute montagne en général est si spectaculaire qu’il est difficile de faire valoir le regard qu’elle inspire et qu’elle happe. Là non, l’air même est présent tel que Rousseau, plus facilement avec les mots, en décrit l’effet de subtilisation progressive avec la distance dans l’altitude.

Tel qu’en lui-même

Les volets brun clair de Hotel Richemond, aux crochets de toujours avec un bruit de gonds Chamonix Photo Jean-Philippe Domecq bd3

Claire et Bruno qui tiennent l’Hôtel Richemond ont la liberté d’esprit de n’y ajouter et changer que ce que les réglementations et le confort modernes exigent.
Pour le reste, vous fermez la nuit les volets brun clair aux crochets de toujours avec un bruit de gonds qui grincent juste assez pour vous donner l’illusion que vous les rouvrirez demain pour vaquer à la vie quotidienne.
Les salles de bains carrelées ont une lourde clenche ouvragée pour la fenêtre ; les porte-serviettes métalliques ont des stries année cinquante. Les longs couloirs et l’imposant escalier de pierre visible autour du tapis laissent parfois deviner les autres chambres donnant sur la chaîne et où des balcons vous attendent pour méditer le soir, aspiré par les détails du glacier des Bossons, au-dessus duquel vous scrutez les névés, au-dessus desquels vous gravissez imaginairement les pentes aigües, de neige dite « éternelle » (si le veulent bien les hommes, au train où ils vivent), jusqu’aux 4810 mètres du Mont-Blanc qui est si haut là-bas dans la perspective qu’il a l’air de l’être moins que l’Aiguille du Midi, plus haut téléphérique qui atteint un kilomètre de moins.

Ainsi il y a le monde blanc, puis de pierre dont vous voyez le relief pointer jusqu’aux limites de la neige absolue qui donne les masses de glaciers aux lèvres bleutées et dangereuses mais qui vous conservent un demi-siècle si vous y sombrez ; et puis la masse verte des conifères, ça et là une cascade ; votre attention descend encore, vous retrouvez les toits des chalets et de la petite ville, et réentendez la rumeur du torrent de cette vallée, l’Arve, dominé tout du long par son double de vapeur due à la fraîcheur et à la vitesse de cette eau venue d’en haut.

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