Oppression de ce côté, persécution au-delà.


20 décembre 2021 en visioconférence de 18 à 20h

 Quelle géopolitique de nos solidarités au PEN Club ?

Liberté d’expression et esprit critique

Allocution introductive de Jean-Philippe Domecq :

Ce soir donc, le PEN Club français parachève son année de centenaire qui fut riche en débats et tables-rondes tant sur la culture que sur la liberté d’expression. La discussion sera d’autant plus ouverte qu’elle l’est en permanence au sein de notre PEN Club ; ce que je vais vous résumer brièvement n’est donc qu’une voix parmi d’autres. Il s’agit de mettre à jour les principes qui sous-tendent nos interventions sur les plans national et international, les principes étant nécessairement évolutifs au rythme du monde. 

National et international, et aussitôt ces deux plans font discerner deux situations des droits humains : il y a la persécution, et il y a l’oppression. Le PEN Club a pour charte et mission première de défendre la liberté d’expression partout où elle est persécutée. Mais, s’il n’y a pas persécution dans les pays d’état de droit, il peut y avoir oppression. Sur ce plan le PEN Club français a des alertes particulières à soumettre aux autres PEN Clubs nationaux et à l’opinion publique, parce que la France est à la pointe d’une oppression qui étonne les autres nations. Ce pays, comme aucune autre démocratie, a déjà la spécificité de confondre de gros intérêts privés avec les structures publiques et les canaux médiatiques dans sa promotion d’une production artistique et littéraire qui peut ainsi bloquer la liberté d’évaluation critique à son égard. On n’en donnera qu’un exemple aisément perceptible : lorsqu’au nom de la solidarité internationale, qui nous concerne en tant que citoyens du monde, un artiste américain, Jeff Koons, offrit une sculpture à Paris meurtri par les attentats terroristes, il fut possible de signifier que ledit cadeau était encombrant par son poids à la tonne, ce qui n’est pas un argument esthétique, mais pas qu’il l’était par sa lourdeur formelle et donc par le décalage béant et blessant entre la puérilité esthétique de l’œuvre et ce dont elle était censée consoler Paris. Ce ne fut pas possible au nom de la liberté d’expression, pierre angulaire de notre Etat de droit évidemment, mais doit-elle être absolutisée au point de museler la liberté d’esprit critique tout autant fondatrice de nos droits ? C’est au point que nos représentants politiques sont priés d’accepter et de se taire, sous peine d’être accusés d’ingérence. Interdit-on au ministre de l’économie de s’opposer à la fermeture d’une usine ? On pourrait multiplier par centaines les exemples frappants de ce jeu devenu pervers qui involue la liberté en oppression culturelle. Si en Hongrie le gouvernement nationaliste a décidé de surveiller ce qui s’exposera ou pas dans les lieux d’art publics, force est de constater qu’en France la collusion entre de grandes fortunes et les institutions, la presse et les médias où ces fortunes ont leurs actions, restreint considérablement et écrase l’offre ; le système de François Pinault ne passerait pas dans certaines autres démocraties. C’est une part de ce que l’on peut appeler l’âge de la liberté sans choix, avec la Culture contre la culture. La question, pour être culturelle, n’est pas mineure ; la France n’aurait pas dû oublier que les romans idéologiques d’avant-hier préparent l’opinion aux pamphlets d’hier qui imposent leur délinquance intellectuelle au débat politique d’aujourd’hui.

Ce qui nous amène à plus grave car concernant toute l’information. Ce pays a vu la mainmise de puissances d’argent sur tant de médias, que le but idéologique de cette mainmise se voit à ses dégâts désormais irrémédiables. D’un mot que tout le monde constate en vain : l’empire médiatique concentré par telles grandes fortunes a imposé au débat politique un détournement de la fondamentale question de politique socio-économique vers celle des flux migratoires. Ce type de détournement est vieux comme la stratégie de tous intérêts d’argent, mais n’est guère signalé, donc encore moins publiquement déconstruit, au motif que parler des « puissances de l’argent » serait d’un autre âge… Le PEN Club français estime donc de son devoir de demander aux forces politiques d’expliciter leur programme pour veiller à un retour de la pluralité des opinions par la pluralité des canaux d’information.

Sur le plan international à présent, où s’exerce notre mission prioritaire. Tous communiqués et interventions en liaison avec les autres PEN Clubs nationaux impliquent évidemment une préconception géopolitique des forces en présence dans le monde. L’alerte pour défendre les auteurs et citoyens persécutés dans leur droit d’expression est informée, et cette année nos tables-rondes sur les Ouïghours, le Maroc, l’Algérie, la Turquie, tant d’autres, hélas, ont permis d’intervenir ponctuellement ; et le Ministère des Affaires étrangères a prêté attention et main forte aux cas qu’Antoine Spire, notre Président du PEN Club, a pu exposer. Mais, la collecte informée des faits est déséquilibrée puisque les nations d’Etat de Droit ont le droit et les moyens de dénoncer leurs propres fautes à cet égard, tandis que les autocraties, empêchant la libre information, font disparaître la plupart de leurs faits et méfaits. Cela conduit à une critique unilatérale des démocraties. Et cela masque un européocentrisme inaperçu puisqu’il laisse entendre que les régimes oppresseurs et peuples opprimés, corrupteurs et corrompus, le sont par culture. Tout homme est corruptible et c’est parce que les peuples des nations aujourd’hui démocratiques se sont battus et se battent contre cette disposition tristement universelle, qu’il y a beaucoup moins de corruption dans ces nations. De même que c’est en fonction de « l’insociable sociabilité de l’homme » et de tous les hommes, énoncée par Kant, qu’on a pu fonder philosophiquement l’O.N.U., de même est-ce en fonction de cela que nous devons demander aux pays qui font la leçon à nos démocraties, de donner leur exemple. Dans la situation présente, il y a bel et bien des nations dont le programme géopolitique est l’implosion des Droits de l’homme ; ils méritent que l’on explicite leur géopolitique implicite. Nous pensons notamment au projet géopolitique de la Russie. Notre optique, autrement dit notre préconception, doit être ferme dans la pesée et la nuance. On ne l’a pas constaté en août 2021 : force est de constater que le progressiste Président américain Joe Biden fut mille fois plus critiqué que la minorité afghane au pouvoir qui a volé à son profit les massifs investissements que les nations démocratiques avaient produits pendant vingt ans pour l’éducation, les universités, la santé, les infrastructures, le développement et l’initiative économiques ; ces investissements n’étaient pas utopiques puisqu’en ce moment tant d’Afghanes et d’Afghans font preuve d’une résistance admirable au nom des Droits de l’Homme et de la Femme. Terminons en saluant leur exemple civilisationnel. Et ouvrons le débat, la parole est à Antoine Spire.  


Jean-Philippe Domecq/Exposition Bord de Mondes/intérieur,extérieur

Galerie la Ralentie/du 5 novembre au 16 décembre 2021

Le billet de la galeriste:

« On connaissait Domecq comme romancier, essayiste, et critique d’art exigeant, voire sévère, toujours lumineux, toujours inspiré. Mais se souvient-on qu’avant toutes choses, il était peintre? La Ralentie accueille ses nouvelles œuvres pour un brillant rappel, come-back enthousiasmant, à la palette subtilement psychédélique. Des falaises au divan, Domecq met en scène ce Bord de Mondes, immensité de l’intime où le rêveur impénitent n’aurait de cesse de se jeter par les fenêtres tout en restant immobile.
C’est absolument à voir qu’il vous faut! » Isabelle Floch















« Bord de mondes, n°1 », sera exposé à la galerie La Ralentie, Paris, du 4 novembre au 16 décembre


« Bord de mondes - Arbres seuls », sera exposé galerie La Ralentie à Paris, du 4 novembre au 18 décembre

 « Bord de mondes - intérieur, extérieur, n°6 », exposé à la galerie La Ralentie, Paris, à partir du 4 novembre.



 "La littérature, cet outil de connaissance", PEN Club, juillet 2021

https://actualitte.com/article/101258/humeurs/la-litterature-cet-outil-de-connaissance


Le PEN Club, au carrefour international des cultures, est de ce fait bien placé pour constater que la littérature est au croisement de la création et de la connaissance. Ayant pour mission fondatrice la défense de la liberté d’expression et celle-ci n’étant pas divisible, le réseau solidaire des PEN Clubs nationaux a à connaître et faire connaître toute forme d’expression qui est opprimée parce qu’elle porte l’émancipation, la pensée mobile, donc critique, et les mutations de la sensibilité — autant dire : la littérature. Par Jean-Philippe Domecq.

Sans hiérarchie des genres ni présupposé de là où elle doit s’exprimer. Ainsi, les premiers textes d’Albert Camus furent ses reportages journalistiques sur le mode de vie des Algériens des villages, pauvres comme lui, respectueux a priori comme le sont les pauvres de père en fils — la fameuse formule de Camus se déclarant plus tard « solitaire et solidaire » était déjà là, partagée, il suffisait de porter attention.

Eh bien, on croyait entendre cette hauteur de voix le 27 avril dernier lors de notre table ronde consacrée à la situation algérienne et marocaine : entendre Maâti Monjib, Abdellatif Laâbi, Hajar Rassouni, Hicham Manouri, c’était, dans une impressionnante filiation de générations, réentendre l’éthique de « responsabilité civilisationnelle » — ces mots furent prononcés — qui découle naturellement de la pensée qu’explore la littérature de recherche ; c’était ce qu’on n’entend plus guère en France où les voix intellectuelles responsables sont couvertes par celle des « médiauteurs » qui orchestrent ce qu’il va bien falloir, pour comprendre de nouveaux maux de notre temps, nommer la Culture contre la culture.

Heureusement que nous sommes citoyens du monde, merci à nos semblables différents qui luttent au Maghreb, et ailleurs, tant ailleurs, avec des modes d’expression sans cesse inventés, censure oblige et par là même forçant l’invention même. On parlera un jour de ce qui se passe dans les boutiques, réseaux, piquets et ruelles de Biélorussie, où l’inventivité féminine est au premier plan que soutiennent les hommes ; nous en reparlerons au PEN Club en faisant parler la littérature.

Au fond, celle-ci se caractérise par son imprévisibilité. Pourquoi ? Parce que la littérature suit le faisceau de l’attention qui cherche, toujours cherche à voir et donc décrire ce que nous sentons sans savoir, ce que nous savons sans le sentir, dans les parages de ce qui n’a pas encore eu droit au verbe, lequel fait vivre. Dans les campagnes, si l’on dit de quelqu’un qu’« il n’a pas de langage », c’est grave.

Et puis il y a ceux qui ont leur langage, mais qu’on n’écoute jamais. Exemple d’imprévisibilité auquel nous fait penser notre première référence à Camus et l’Algérie : dans quelle case placer le Christ s’est arrêté à Eboli, de Carlo Levi, qui trouvera son analogie suprême grâce à la camera de celui qui a créé la poétique du politique, Francesco Rosi ? Récit, témoignage, document, journal autobiographique ?

Peu nous importe à vrai dire, tant on est saisi par l’art, au sens de justesse d’expression, grâce auquel Levi et Rosi expriment l’attention d’un médecin citadin exilé politiquement sous Mussolini et qui va passer son temps à observer ces pauvres éternellement pauvres villageois sur l’échine desquels passe le souffle de l’histoire, au-dessus, bien au-dessus d’eux.

Seule l’exactitude de la littérature, exactitude dans tous les sens de la vie, sensible, morale, politique, perceptive, pouvait nous faire partager en sympathie ce que nous ne pouvions connaître sans elle.

Et puis, en relevant la tête vers le passé de la littérature, on retrouve une liberté parfois plus ouverte que l’actualité culturelle : aujourd’hui où les romanciers sont priés de n’être que sensibles et littéraires, et où les intellectuels sont rhéteurs à plateaux, où classerait-on Pascal, La Rochefoucauld, Diderot, Rousseau ? Écrivains, ces penseurs ? Oui, parce que penseurs ils ont dû créer la forme de leur pensée éclairante.

 Nabokov, content de lui, nous aussi, paru dans Marianne 28 mai 2021



“Lolita”, best-seller de l’érotisme avec nymphette, serait impubliable aujourd’hui. Son colossal succès permit à Vladimir Nabokov de donner libre cours à ses jeux littéraires plus ésotériques que libidineux. PAR JEAN-PHILIPPE DOMECQ

Nabokov content de lui, nous aussi

Un éminent spécialiste de Nabokov, Jean Blot, français né russe et maîtrier les deux langues comme lui, s’égare dans la steppe, avise une isba, la babouchka le laisse entrer le temps d’un thé au samovar tandis que son mari reste bougon près de la cheminée, quand soudain, notre voyageur ayant le tact de ne pas taire à des paysans le motif culturel de sa venue en URSS, à savoir une conférence sur Vladimir Nabokov : – « Nabokov ? Le service de tennis de Lolita, meilleure scène… » C’est lemoujik qui vient de réagir.

L’anecdote est typique de la culture russe qu’aimait et qu’a fuie Nabokov avec la révolution d’Octobre. Il n’y a qu’au fin fond de cette nation que la culture se répand ainsi, même pendant et avant le communisme. Auparavant, l’annonce de la mort de l’écrivain et médecin Anton Tchekhov s’était répandue comme une traînée de brume gelée sur les toits des isbas et dans les cafés de Moscou ; de même celle du patriarche Léon Tolstoï, auquel les lecteurs de feuilletons avaient reproché en masse d’avoir fait mourir Anna Karénine. Puis les Soviets crurent si fort à l’influence concrète de la poésie qu’Anna Akhmatova avait sur le toit un flic qui tournait jour et nuit ; ce qui n’empêchait nullement le « camarade Staline », maître en double jeu, de décrocher son téléphone en faveur de Mikhaïl Boulgakov quand celui-ci raclait les fonds de tiroir à force d’être censuré. C’est fini, désormais, le poutinisme affairiste, comme Wall Street, se moque bien de la littérature, preuve que le capitalisme a gagné. 

“Fureur de la chair” 

Ces considérations ne sont donc pas intempestives dans un compte-rendu littéraire, c’est bien un symptôme de civilisation politique qu’un paysan des années brejnéviennes ait le flair culturel de repérer le jeu de balle de Lolita, qui reste assurément la partie fine entre toutes dans le scabreux roman qui fit la renommée internationale de Vladimir Nabokov. Le romancier décrit ce service pubère avec un art consommé du fantasme que consomme sexuellement, et de retorses façons, le quadra Humbert avec une nymphette, sans que se pose la question du consentement. On passerait aujourd’hui pareille licence sous silence. À l’époque de sa parution, en 1955, d’aucuns crièrent certes à la « perversité insensée », au « livre le plus immonde » qu’on ait jamais lu selon le Sunday Express, « dégoûtant, déplaisant », juge Émile Henriot en France. Mais 50 millions d’exemplaires vendus de par le monde ! Moyennant quoi, Nabokov pourra s’offrir le luxe de continuer de plus belle, au point qu’il reste aujourd’hui l’auteur qui est allé le plus loin dans l’expression à la fois crue et raffinée qui est le propre (c’est le mot) de la passion sexuelle.

Toute lectrice ou tout lecteur pressé de vérifier ce croustillant-là n’aura qu’à farfouiller dans l’autre gros roman de Nabokov ayant pour titre un prénom féminin, Ada, complété d’une expression prometteuse : ou l’Ardeur. Qu’on en juge par ce souvenir cuisant qu’Ada rappelle à Van, l’homme de sa vie : « Aujourd’hui, il faut que j’expie l’excès de vigueur prématuré avec lequel tu as raclé la rouge écorchure.[…] Privée de tes caresses, je perds tout empire sur mes nerfs, plus rien n’existe que l’extase du frottement, l’effet persistant de ton dard, de ton poison délicieux. » Veut-on plus fourragé ? Va pour une fellation, dont Van à 90 ans se souvient avec intacte… ardeur : « Ada s’était penchée sur lui et il avait possédé sa chevelure : elle lui caressait les cuisses, serpentait entre ses jambes, s’éployait sur son ventre palpitant. […] Ada le caressait, l’enlaçait, tel un sarment se nouant à la gorge d’une colonne qu’il enveloppe toujours plus fort, plus étroitement, et dont la morsure amoureuse se dissout enfin en suavité pur-purine. » On comprend que Playboy ait publié les « bonnes feuilles » du livre avant parution en 1966. Seulement voilà, c’est bien beau mais à quel âge ces chauds ébats ? « Lorsque j’étais encore enfant », rap-porte Ada. « Van, tu es responsable[…] d’avoir ouvert en moi une source de frénésie, une fureur de la chair, une irritation insatiable. » Ajoutons que tous deux étaient cousins. Après quoi cela dura toute une vie, et Ada ou l’Ardeur est un roman d’amour immense, parmi les chefs-d’œuvre sur ce thème. C’est pourquoi il est plus commenté et sa lecture plus avouable aujourd’hui que Lolita. 

Il faut dire que cette histoire de désir durable, inspirée d’un amour de jeunesse dont son épouse Véra sut entourer la longue rédaction avec une intelligence amoureuse, Nabokov l’a lovée dans une de ses toiles d’araignée scintillantes d’éclats métaphoriques comme sueurs d’amants et piquées de motifs de papillons dont il faisait collection.

“Ardeur pour le monde”

Ces magiques constructions narratives sont savantes, saturées de références littéraires et picturales toutes plus cryptées les unes que les autres. Le prestidigitateur nous en met plein la vue et peut ainsi fourrer non seulement la partie pour le tout qui caractérise l’occupation sexuelle, mais aussi sa philosophie des perceptions. L’appareil critique de l’édition « Pléiade » à cet égard n’est pas un régal de trop. On y apprend que cet enchanteur un peu trop enchanté de lui-même, qui peut nous irriter comme ces auteurs nous signifiant « Vous avez vu, hein, c’était gonflé mais j’y suis arrivé », voulait nous transporter entre conte de fées et science-fiction ; du même coup, il approfondissait sa conception du temps qui tient de Bergson autant que de Zénon, puisque le désir humain effectivement comprime, dilate, boucle et retourne ses souvenirs, surtout lorsqu’il traverse toute une vie d’amour comme c’est le cas pour les deux héros d’Ada. Si bien que, lorsque le roman paraît enFrance, le meilleur et dernier mot revient à l’un des plus fins commentateurs d’Ada, qui n’est autre que notre Jean Blot du début qui, dans la NRF de mars 1976, conclut : « Ce roman constitue sans doute le chef-d’œuvre de l’étrange écrivain trilingue, poète, critique et romancier », dont l’« érotisme ressemble à l’ardeur du poète pour le monde : l’adolescent et le poète refusent ou ignorent les relais de la complexité psychologique des êtres ».

1 Nabokov, de Jean Blot, Points Seuil, coll. « Écrivains de toujours », 1995,220 p., 9,10 €.

2 Œuvres romanesques complètes, tome III, de Vladimir Nabokov, « Bibliothèque de La Pléiade », 1648 p., 72 €jusqu’au 31 août, puis 78 €.

3 Ivan Vassilievitch, de Mikhaïl Boulgakov, traduction et préface de Katherine Barsacq, éd. de Corlevour, Revue maintenant ; 112 p., 10 €.

4 Anton Tchekhov. Une vie, de Donald Rayfield, éd. Louison, 557 p., 30 €.

Paru dans Marianne, 17/02, par Olivier De Bruyn 


 9.JEAN-PHILIPPE DOMECQ FACE AUX FILMS ET... À LUI-MÊME  

Les fidèles lecteurs de Marianne, comme beaucoup d’autres, connaissent le romancier et l’essayiste, farouchement indépendant et toujours pertinent. Un livre permet de mieux connaître le cinéphile et le critique, tout aussi indépendant et pertinent quand il évoque le cinéma, une de ses passions de toujours. Dans Le film de nos films, Jean-Philippe Domecq s’essaye à une sorte « d’autobiographie filmique » qui revisite, de façon sciemment subjective, plusieurs décennies de création et quelques grands auteurs qui ont traversé l’époque : Martin Scorsese, Werner Herzog, Sergio Leone, John Boorman, Woody Allen, on en passe. « L’expression populaire l’a compris, nous nous “faisons notre film” de chaque film, souligne avec justesse l’auteur dans un avant-propos où il explique sa démarche. Toute projection sur écran se double d’une projection propre à chacun. » 

Le film et « son » spectateur singulier : Jean-Philippe Domecq, au fil des ans, n’a cessé d’expertiser les œuvres et d’interroger son regard sur ces dernières. A une exception près - le texte inédit sur le magistral “Phantom Thread”, de Paul Thomas Anderson qui constitue le premier chapitre du livre -, les chroniques et essais réunis dans Le film de nos films ont été publiés de 1979 à 2019 dans la revue Positif, une « institution » de la critique française qui peut s’enorgueillir d’avoir toujours fait preuve d’une intransigeante liberté d’esprit dans un univers où le conformisme et les modes interchangeables font des ravages. 

Conformiste et « suiveur », Jean-Philippe Domecq ne l’a assurément jamais été. Et l’on retrouve avec plaisir dans ce livre stimulant des analyses qui frappent par leur hauteur de vue, leur style et leur précieuse singularité « La nostalgie ne choisit pas ses souvenirs, écrit ainsi Domecq à propos de “Il était une fois en Amérique”, le monument historique et mélancolique de Sergio Leone. Elle y revient et s’y complaît quels qu’ils soient. Traumatisme ou bonheur, ce qui importe à la nostalgie, c’est d’avoir un passé où s’ancrer ; phénomène que nous observons certains matins, sortant de rêves où nous nous raccrochons même s’ils furent pénibles. » Qui dit mieux ?  


Le film de nos films de Jean-Philippe Domecq. Editions Agora Pocket. 276 pages. 8,20 euros.

Comment Baudrillard dut se taire sur l'art contemporain: https://www.revue-etudes.com/article/comment-baudrillard-dut-se-taire-sur-l-art-contemporain-23227


"En mai 1996, Jean Baudrillard (1929-2007) publie une de ses tribunes régulières dans Libération : elle porte cette fois sur l'art contemporain. À la suite du tollé qu'elle suscite, le journal suspend leur collaboration. Qu'une polémique entraîne un tel désaveu de la part d'un organe de presse progressiste paraît contradictoire, mais ne l'était pas à l'époque. Car le motif en fut que la tribune de Baudrillard était « réactionnaire » à l'égard de l'art contemporain : la « réaction progressiste » (je labellise l'expression) de Libération allait donc de soi. Seconde contradiction pourtant : Baudrillard, grande figure de l'intellectuel critique, était et reste réputé pour ses oppositions conceptuelles à l'idéologie dominante. Aussi ne pouvait-on lui faire (mais pour l'occasion on lui fit) le procès en « réactionnariat », autre terme que je propose pour rappeler l'argument central de la stratégie de dissuasion, en vigueur en art, à l'époque. Si pourtant la réception de son texte a contredit la réputation de l'auteur, on ne peut exclure que le procès en réactionnariat ait pu être procès d'intention : ce ne serait ni le premier, ni le dernier dans la culture. Pour vérifier si ce fut le cas, confrontons le texte à sa réception négativement connotée, que Baudrillard n'avait manifestement pas prévue.

Cet épisode singulièrement polémique révèle un climat en lieu et place du débat artistique qui s'amorçait en 1990-1991 à l'initiative d'auteurs isolés : Jean Clair, moi-même dans la revue Esprit, Marc Fumaroli et fort peu d'autres, étant donné la dissuasion ambiante. Le débat visait à opérer une réévaluation critique de la production artistique qui n'était déjà plus si contemporaine, puisqu'elle était consacrée depuis plus d'un quart de siècle. Les auteurs à contre-courant du marché, des politiques institutionnelles et de la critique d'art mainstream durent hausser le ton pour franchir le mur de cette hégémonie. Or, leurs textes ultraminoritaires suscitèrent un vif intérêt, qui a surpris les prescripteurs d'opinion culturelle. Le public ne fait certes pas critère, l'histoire ayant prouvé qu'il avait refusé les avant-gardes, ce que les porte-voix du mainstream ne se privèrent pas de ressortir. Ils savaient pourtant que la démocratisation culturelle a complètement modifié la donne depuis le XIXe siècle qui avait effectivement connu les affrontements inauguraux de la modernité entre les créateurs et les attentes académiques du public. La vraie nouveauté historique à comprendre était qu'un public aussi cultivé qu'informé attendait depuis longtemps une réévaluation ; sinon, il n'aurait pas réservé au débat à peine ouvert une attention quantitative et qualitative. Quantitative : les chiffres de ventes des revues et journaux ayant accueilli le débat le prouvent statistiquement ; et qualitative : le courrier du lectorat également, ainsi que les demandes de débat public. C'est d'ailleurs en raison de cette pression montante que Libération a d'abord laissé passer la tribune de Jean Baudrillard, ouvertement provocatrice puisque intitulée « Le complot de l'art » et chapeautée d'une formule, « L'art contemporain est nul », propre à mettre les pieds dans le plat. Baudrillard avait habitué ses lecteurs à la provocation verbale, à dessein de secouer les esprits. Cette fois, pourtant, non seulement cela ne passa pas, mais Baudrillard se rétracta, plaidant quelques jours plus tard l'incompétence dans le domaine esthétique. Ce recul intellectuel, surprenant de la part d'un penseur, est révélateur du symptôme idéologique d'une époque, que je propose d'analyser. Le texte de sa tribune montre qu'avec son ignorance invoquée ou prétendue, Baudrillard a sauté à pieds joints dans le schéma réaction-progressisme qui clivait les confrontations idéologiques du XXe siècle, bien qu'il visât ailleurs en titrant sa tribune « Le complot de l'art ». Ledit complot n'était pas ce qu'il croyait, pour la raison qu'il n'est pas besoin de complot pour qu'il y ait idéologie dominante, celle-ci se reproduisant par accord et même, il faut ce mot, par concertation involontaire et ambiante – par enthousiaste soumission, si l'on préfère."


Suite dans le n° de Février 2021 de la revue Etudes

"Middlemarch", ou le plus intelligent des romans d'amour - paru dans Marianne, 22/12/20



"Middlemarch", de George Eliot, a beau avoir été écrit au XIXe siècle, ce roman nous montre toujours les trois versions de couple possibles… Bon à savoir, et occasion de revoir l’histoire des histoires d’amour.

« A love affair », disent les Anglais, et en effet l’amour est une grande affaire, que les grandes œuvres n’ont pas fini de sonder. La plus récente est un film, “Phantom Thread” de Paul Thomas Anderson, interprété par Daniel Day-Lewis et la non moins géniale Vicky Krieps, où la jeune femme abouche l’homme à la mort pour qu’il s’ouvre à l’amour, et ça marche puisque nous n’aurions pas inventé l’amour sans notre conscience de la mort.

Sans le désir non plus, dont l’évidence brûle même la pudibonderie du XIXème siècle, par exemple lorsque la première fois qu’Anna Karénine s’est donnée à Vronski est suggérée par son réflexe de resserrer le peignoir sur l’épaule en s’asseyant ; ou l’orgasme d’Emma Bovary par les cris d’oiseau au-dessus de la calèche stationnée dans un bois. Ajoutons la puissance du sentiment amoureux qui triomphe du temps telle la branche qui toujours repousse sous la tombe de Tristan pour enlacer celle d’Iseult, tout comme les bras d’Aurélien, héros éponyme du grand roman d’Aragon, accueillent le corps de Bérénice frappé d’une balle perdue dans la nuit de la guerre. Bref : il y a l’amour à mort, le désir, l’éternel sentiment, et il y a… le couple !

TROIS DESTINS DE COUPLES
Autre affaire, n’est-ce pas, qui compte beaucoup d’appelés, mais peut-être plus d’élus qu’on ne croit, si les heureux vivent cachés, couchés. Alors, comment y arriver, comment éviter erreurs et douleurs ? En lisant de bons romans, parce qu’ils vous avertissent, répondait malicieusement la plus anglaise des romancières anglaises, George Eliot. En pleine Angleterre victorienne, elle en a composé un qui, dans une ville de province qui donne son titre au roman, Middlemarch, condense les trois principales configurations de couple qui attendent tout un chacun.

Trois, pas deux ni cinq : le couple qui se tient par le mauvais bout de la méprise sociale, le couple qui se brise par méprise intellectuelle, et le couple dont l’accord spontané des sensibilités se confirme par les inévitables difficultés sociales qu’il surmonte. Les trois destins qui en résultent, en toute logique psychosociale, la romancière les déroule avec une telle intelligence qu’il n’y a pas plus prenant comme suspense, et c’est encore valable aujourd’hui.

L’intelligence, justement, est ce que la belle Dorothea, qui se moque bien d’être belle et « aspirait à quelque chose qui pût remplir sa vie d’activités à la fois rationnelles et ardentes » croit trouver en M. Casaubon, érudit âgé : « Ce serait comme d’épouser Pascal » rêve-t-elle ! Cela dit, entre nous, Pascal peut faire son effet, relisez ses Pensées dans l’excellente réédition de Michel Le Guern en Folio, Pascal a la transcendance drue, nette, là où Montaigne revendique plutôt le « branloir » de l’être. Hélas, ni Pascal ni Montaigne en l’obscur cerveau de M. Casaubon, où la jeune Dorothea voit « se refléter dans un vague et vaste labyrinthe toutes les qualités qu’elle y apportait elle-même ». Coup classique de la projection amoureuse non-avertie, et George Eliot montre ainsi les conséquences de la jachère intellectuelle où on laissait les jeunes filles douées.

FINESSE POLITIQUE ET PSYCHOLOGIQUE
L’intelligence fait le charme érotique de bien des femmes et hommes ; sauf qu’ici la libido sciendi se retrouve tout entière dans le vif esprit de la jeune femme qui, une fois que le mariage a consommé ses illusions, va faire le tour du Casaubon. C’est un régal narratif de lire comment Dorothea découvre peu à peu que, sur le terrain de recherches que son époux creuse depuis des lustres, elle voit ce qu’il ne voit toujours pas… En un mot : le barbon n’était qu’abscons, et l’adjectif sonne pile. Terminé. Vous verrez comment la colère morale aura raison du mariage.

Ce n’est pas fini. Lorsque la fervente Dorothea n’avait d’yeux que pour son futur et déjà décati, passait dans les parages un jeune homme à l’esprit torsadé, délicat, violemment susceptible pour des raisons sociales. Eh bien ce seront justement les détours imposés par les préjugés et intérêts hostiles qui, après avoir creusé comme toujours les malentendus, réuniront les fiers cœurs en leur confirmant leurs affinités initiales. Ce roman est décidément aussi fin politiquement que psychologiquement ; cela va jusqu’au troisième couple, dont l’intrigue montre comment un homme brillant, Lydgate, très au fait des récentes recherches médicales et ne devant tout qu’à lui-même, croit trouver en la très blonde et raffinée Rosamond la compagne de sa vie de chercheur et médecin, tandis qu’elle voit en lui le futur directeur d’hôpital qui lui prodiguera le train de vie qui l’intéresse, elle. Mais, en médecine comme ailleurs, tout ce qui pense neuf se heurte d’abord aux pratiques éculées et aux réflexes de défense sociologique ; Rosamond n’en a que faire, et va mettre son mari dans une situation de stress financier très compromettant pour la trajectoire que promettaient ses aptitudes et sa fermeté. Quand l’un des deux est bouché dans un couple, l’autre n’y peut rien : « L’esprit de la pauvre Rosamond ne contenait pas d’espaces assez grands pour faire paraître petits les éléments du luxe. » Et toc...

GEORGE & GEORGE

George Eliot est aussi imparable qu’amusée. Et sa gamme humaine est vaste. Ainsi, savez-vous pourquoi il y a une « rue George Eliot » à Tel-Aviv ? Parce qu’elle a écrit le roman Daniel Deronda le plus en osmose avec le je-ne-sais-quoi qui fait l’attitude juive, nous restituant de l’intérieur sensible le fait d’être traversé par l’histoire et la culture juives, même quand on ne savait pas en être (et c’est le cas du héros), dans Londres à l’époque mais pour aujourd’hui aussi bien. C’est impressionnant comme George Eliot, non-juive, donne à penser-ressentir cette condition qu’on dit juive. Avec, en la personne du héros éponyme, le cas, unique dans la littérature, d’un homme qui est attirant par le discernement que lui donne la bienveillance. Façon Christ multiplié par Freud. Sans aucunement chercher à plaire, la compréhension de Daniel Deronda à l’égard d’une femme qui a toutes les chances de plaire et qui justement est menacée par là, en est presque au vocabulaire que Freud va mettre en place dix ans après la rédaction de ce roman ; et cela rend celui-ci plus que freudien.

Comme on voit, George Eliot est une auteure qui fait parler d’intelligence. Sa vie d’ailleurs eut un retentissement venant de là ; elle fut très écoutée alors qu’elle vivait en grande travailleuse, lisant sur tout sujet, notamment économique, avec son compagnon George Henry Lewes qui, intellectuel plus âgé, marié et père avant elle. La légende de ce couple, tout en admiration réciproque, le fera baptiser « George and George ».

Sous Victoria, leur couple hors-mariage et leur féminisme fit scandale par son progressisme moral et politique, d’autant plus audacieux qu’il était pondéré. Il n’en demeure pas moins que, tout gros et subtils qu’ils étaient, les romans de George Eliot furent fort lus – à la grande joie de son compagnon et premier lecteur jusqu’à la fin de ses jours – mais tout aussi intelligemment reçus par les critiques littéraires des grands journaux. Autre époque ?...

PIONNIÈRE FÉMINISTE AU REGARD ÉCLAIRANT

En France, Mona Ozouf vient de remettre cette auteure au premier plan où la situaient Proust et Gide. Son brillant essai d’histoire littéraire, L’autre George, à la rencontre de George Eliot se réfère à George Sand, comparse en admiration réciproque et en féminisme pionnier. Il est à noter que l’une et l’autre, comme aussi les sœurs Brontë, durent avoir recours à des pseudonymes masculins ou sans connotation de genre. Autre symptôme d’époque : en 1880 George Eliot en dépit de sa notoriété n’eut pas droit d’être enterrée au « Coin des poètes » en l’abbaye de Westminster comme le fut son illustre contemporain, Charles Dickens ; elle ne perdit rien au change puisqu’elle le fut auprès de l’homme auquel elle survécut de peu, « son » George.

Cette Angleterre victorienne nous pose encore une autre grande question culturelle : si l’on ajoute les Sœurs Brontë et Austen, pour ne mentionner qu’elles, comment se fait-il que ces deux générations de femmes, pour la plupart mortes à l’âge où les écrivains accèdent à la maturité humaine, aient produit une telle moisson d’œuvres, aussi fortes que Les Hauts de Hurlevent, Jane Eyre, Orgueil et préjugés, Persuasion… C’est comme si, et Virginia Woolf émettra l’hypothèse, de la place où elles étaient reléguées et depuis leur coin de table de famille, elles avaient tiré un poste d’observation d’autant plus éclairant sur l’humanité qu’elles la voyaient défiler sans que celle-ci les vît.

Finalement, une analogie se dégage entre couple qui dure et littérature qui tient : de même que les bornes de l’esprit sont fatales à l’admiration sans laquelle il n’est point de sentiments durables, de même on ne peut quitter un roman où l’auteur nous prend par la main de l’intelligence de la vie.

Le Moulin sur la Floss, Middlemarch de George Eliot. Gallimard, « La Pléiade » ; ces deux romans sont également parus en coll. Folio, ainsi que Daniel Deronda.

L’autre George, à la rencontre de George Eliot, de Mona Ozouf, vient de reparaître en Folio, Gallimard.

Les romans de Jane Austen : Orgueil et préjugés, Persuasion, Le Cœur et la raison, Mansfield Park, présentés et traduits par Pierre Goubert, sont accessible en Folio classique, Gallimard.

Wuthering Heights et autres romans, d’Emily, Anne et Charlotte Brontë, sont réunis en un volume « Pléiade ».

Jane Eyre de Charlotte Brontë, Les Classiques du Livre de Poche.

Aurélien de Louis Aragon, en Folio.

Anna Karénine de Tolstoï, 2 vol. Folio.

https://www.marianne.net/culture/du-cote-des-classiques/le-plus-intelligent-des-romans-damour-middlemarch-de-george-eliot