Disparition de Javier Marías


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Javier Marías, shakespearien d’aujourd’hui


L’œuvre de Javier Marías, écrivain et chroniqueur espagnol, pourrait être parente de celle de Shakespeare, tant elle rappelle le dramaturge anglais. Fin observateur des événements politiques et de leurs résonnances intimes et fort d’un humour grinçant, l’auteur explore, roman après roman, le thème de la trahison morale et politique.

Qu’écrirait Shakespeare aujourd’hui ? Ton visage demain de Javier Marías1. Ce titre, comme d’autres tirés de Shakespeare, nous engage dans la sensibilité de cet Espagnol. Son ironie anglicisée par sa formation et son enseignement à Oxford et aux États-Unis lui valurent sa première notoriété de traducteur (Tristram Shandy de Laurence Sterne et Le Miroir de la mer de Joseph Conrad). Conrad, qui fit de la métaphysique avec des histoires de comptoirs maritimes (souvenons-nous d’Au cœur des ténèbres que Coppola transposa au Vietnam dans Apocalypse Now), donne l’échelle du globe où se déploient les héros de Javier Marías, aussi bien espions que traducteurs mais toujours interlopes, sous les radars des frontières. Il faut y ajouter John le Carré et Ian Fleming, le créateur de James Bond étant une des fières références de Marías, qui n’ignore rien des secrets services et sévices d’État, ni des tortures des régimes à lunettes noires.


À vrai dire, nul romancier n’a aussi subtilement décrit comment l’ambiance politique informe nos vies privées. Dans Si rude soit le début, autre titre shakespearien, Javier Marías montre que lorsque l’Espagne des années 1980 choisit, non sans raison, de refermer la page traumatique de la guerre civile, les héritiers du franquisme restent en bonne place2. Mais alors le bilan de l’histoire met un signe égal entre victimes et bourreaux, et tout se retrouve insidieusement vicié, voué au désespérant à-quoi-bon. Pourquoi aurait-on alors plus confiance en la durée des sentiments ? Comment un couple peut-il encore croire en quelque fidélité que ce soit ? La faille dans le regard, le soupçon non pas inquisiteur mais mélancolique, traverse tout et tous dans les romans de Javier Marías. Son titre, Ton visage demain, le résume : aujourd’hui, je peux te faire confiance, mais qu’en sera-t-il demain ? Que sait-on jamais sur qui, même son plus proche ami ? La trahison morale et politique est le thème obsédant qui donne à Marías son style lancinant, comme on se cogne la tête quand on voit ce que les hommes sont capables de se faire les uns les autres en bafouant toute justice, toute bonne foi, tout engagement.


La littérature de Marías naît de la trahison subie par son père, qui a failli périr de la dénonciation de son compagnon de combat républicain opportunément devenu franquiste. Il s’en fallut de peu et le père de Marías dut se taire, sous la permanente menace de mort sur son foyer. Dans Ton visage demain, les détails font froid dans le dos de vérité historique : d’insupportables tortures politiques, d’une cruelle inventivité, jovialement perpétrées puis racontées à l’apéro entre notables, bien assis sur leur dictature bénie par l’Église de la mauvaise foi. Et régulièrement, comme en spirale, le narrateur interroge son sage de père, lui posant et reposant les questions : « Et tu n’as rien pu faire ? Et depuis tu ne lui as rien dit ? Tu n’es pas allé voir l’ami qui t’a exilé ? » Les réponses que lui donne le père, pétries par l’expérience de l’humanité, font du bien, au cœur même de notre révolte oppressée.

Sur le plan narratif, Marías a le génie de nous saisir, à proportion de la confiance que suscite son écriture, par sa sensibilité à la souffrance, qu’il ne peut laisser sans la rédimer. On est dans un réel où l’on voit enfin, si terrible soit ce que l’on doit voir : des « glands », comme il dit des cultivés vulgaires, ridiculisés dans de vastes toilettes de boîte de nuit londonienne ; des rockers sur le retour vomissant leur narcissisme ; ou tel homme d’emprise sur une femme obligé de subir, avachi sur un canapé, le revolver du narrateur droit dans les yeux. S’il satisfait notre désir de justice et de vengeance qui fait l’originel ressort du suspense, Marías est empli de sensibilité intelligente pour la fragile ampleur humaine. Ses portraits de femmes sont forts et singuliers : Berta Isla, l’héroïne de son dernier roman paru, a la liberté de la femme actuelle et voit son aimé et aimant époux moins qu’il faut pour que celui-ci revienne de ses missions d’espion dont elle ne doit rien savoir et tout craindre – sinon des visiteurs viendront, un briquet à essence à la main au-dessus du berceau de leur enfant3


En même temps, on rit beaucoup en lisant les romans de Javier Marías. Il a la caricature et l’arrogance formidables dès qu’il traite la vanité des vanités, qu’elles soient d’ambassade ou du milieu littéraire, du showbiz et des producteurs marrons, d’universitaires confits ou d’acteurs qui s’y croient. Il nous tient aussi par une ironie narrative à fort piquant. Ainsi peut-on dévoiler l’amorce de Demain dans la bataille pense à moi, où une fois que sa maîtresse a couché le gamin, l’amant l’enlace enfin, et elle lui meurt dans les bras4. Dans Comme les amours, la situation est cocasse où l’amante doit attendre, en jupe, de pouvoir récupérer ses sous-vêtements dans le salon où un visiteur égrillard rend une visite inopinée à l’amant5.

Sa truculence n’est pas moins libre lorsque cet écrivain, pourtant né dans le bain de la littérature, recadre les réputations littéraires qu’il estime usurpées. Dans Vies écrites, recueil de ses chroniques hebdomadaires dans El País, on lira avec bonheur son croquis du diaphane Rilke, cultivant les mondaines aussi pâmées que mécènes, comme par hasard6. Ou celui de Mishima qui, avec son hara-kiri, mit l’héroïsme paramilitaire ultranationaliste au service de l’exhibitionnisme, et légua à la postérité un portrait « artistico-musculaire pour puérils amateurs de sexe de calendrier ». Décidément, Javier Marías a l’humour de surplomb sur l’humaine condition autant que sur ceux qui la décrivent. Et son style a la beauté gutturale de la liberté sans illusion.



NOTES 


1.Javier Marías, Ton visage demain, 3 vol., trad. par Jean-Marie Saint-Lu, Paris, Gallimard, 2004, 2007 et 2010. Javier Marías vient de publier un nouveau roman, Tomás Nevinson, en Espagne.

2.J. Marías, Si rude soit le début, trad. par Marie-Odile Fortier-Masek, Paris, Gallimard, 2017.

3.J. Marías, Berta Isla, trad. par Marie-Odile Fortier-Masek, Paris, Gallimard, 2019.

4.J. Marías, Demain dans la bataille pense à moi, trad. par Alain Keruzoré, Paris, Rivages, 1996.

5.J. Marías, Comme les amours, trad. par Anne-Marie Geninet, Paris, Gallimard, 2013.

6.J. Marías, Vies écrites, trad. par Stéphanie Decante et Alain Keruzoré, Paris, Gallimard, 2019.


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