Jean-Philippe Domecq au « bord des mondes »
par Mikaël Faujour
Paru dans la revue Esprit, décembre 2021.
https://esprit.presse.fr/actualites/mikael-faujour/jean-philippe-domecq-au-bord-des-mondes-43731
Collaborateur de longue date d'Esprit, essayiste et romancier, Jean-Philippe Domecq révèle une facette méconnue de son travail, en exposant peintures et dessins à la galerie parisienne La Ralentie jusqu’au 16 décembre.
« Car ce que l'art présente, ce ne sont pas les Idées de la Raison, mais le Chaos, l'Abîme, le Sans Fond, à quoi il donne forme. Et par cette présentation, il est fenêtre sur le Chaos, il abolit l'assurance tranquillement stupide de notre vie quotidienne, il nous rappelle que nous vivons toujours au bord de l'Abîme – ce qui est le principal savoir d'un être autonome et qui ne l'empêche pas de vivre (…). »
Cornélius Castoriadis, La Montée de l'insignifiance, Les Carrefours du labyrinthe – 4
Entre 1971 et 1984, le jeune peintre Jean-Philippe Domecq réalise quelques expositions, personnelles et collectives – à Rennes, Strasbourg, Paris, en Angleterre, en Belgique, en Allemagne, aux États-Unis. Puis, rideau ! Entré en littérature avec Robespierre, derniers temps, il se trouve « requis » par l'écriture. S'ensuivent livres, romans, essais et prises de position parfois polémiques (en particulier dans les années 1990, contre « l'Art du Contemporain », assumant avec de rares voix une critique fondatrice d'un art postmoderne performatif, verbeux et souvent complaisant) et son activité de peintre est mise sous l'étouffoir.
Clarifier l’image intérieure
Près de quarante livres après son premier roman, il redécouvre des dessins érotiques et des peintures oubliés. À quelques décennies de distance, elles lui apparaissent comme neuves à nouveau, d'une force intacte. Et sa faim de peindre s'en trouve ravivée. Retrouvant « cette amorce de haïku occidental (…) imprimé dans le catalogue d'une de [s]es expositions : "Au milieu du champ, un arbre légèrement incliné" » en 1981, il s'étonne et s'amuse de ce que l'instinct lui a fait peindre des arbres penchés : « (…) après avoir été entièrement absorbé par l'écriture de mes livres, au moment de reprendre les pinceaux à côté, ça repart exactement sur le même thème, sans le vouloir »1. L'histoire d'un homme – et, partant, l'œuvre d'un artiste, d'un écrivain – n'est-elle pas traversée, travaillée par les mêmes « pourquoi ? », lignes-forces qui structurent une existence, la modèlent du dedans ? Œuvrer est alors désépaissir le mystère, débrouiller l'obscur. C'est, peut-être encore cette méditation reconduite sans fin, consistant à clarifier l'image intérieure, effort qu'un regard extérieur croira obsessif.
La galerie La Ralentie, qui expose aujourd’hui Jean-Philippe Domecq, rend compte de ces continuités, desdites « lignes-forces » qui, courant sur près d'un demi-siècle, résonnent avec ses écrits. Ainsi, avec à l'esprit ces arbres tordus à l'ombre longue, reparcourant l'essai Qu'est-ce que la Métaphysique Fiction ? (Serge Safran Éditions, 2017), lit-on : « Les arbres et collines nous renvoient nos interrogations en boomerang car ils pourraient vivre sans nous qui ne le pouvons sans eux. Ils sont là seulement, nous ne les concernons pas, même quand nous leur portons atteinte, même quand nous les cultivons, parfois dans leur sens d'ailleurs, assez souvent même (…). Nous restons à contempler les lieux de la nature parce qu'ils nous remettent en place, place perdue, étrangère aux lieux, à ce monde, et c'est heureux, lucide. »
Retour à l'exposition. Accords de mauve, de rose, de jaune et rehauts de vert ; orange crépusculaire d'entre-deux-mondes, cerné de bleu nuit et de verts d'aurore boréale ; roses violacés : d'une variété de ton étrangère à la répétition, des falaises obliques et aiguës surplombent la plage (ou bien est-ce la mer ?) coiffées par un fouillis de ciel brossé avec énergie – et même ferveur. Des canapés, des fauteuils, seuls au milieu d'un espace indistinct, hors-temps, hors-lieu, et qui se délitent comme souvenir. Fermes cependant comme la vie matérielle, l'immédiatement vécu des sens – mais cernés par l'abîme, par un néant alentour que suggèrent les réserves (zones non peintes), laissant voir la toile nue. Échos peints de cette affirmation plusieurs fois écrite, de « ce qui fait homme : le savoir de la mort qui rend heureux, tragique, énergique, affolé, et souverain rieur si l'on sait que l'on sait qu'il n'y a pas de vie sans la mort, sans la mort dans la vie, ou qu'on peut être à tout instant pris de panique à la vue de ce néant promis. À la vue, oui, consciente » (Le Livre des jouissances, Agora, 2017).
Une facture empreinte d’urgence
Si les quelques peintures des années 1980, absolument remarquables, ont une facture plus léchée, plus patiente, celle des plus récentes œuvres est empreinte d'une urgence. Les premières – étranges narrations suspendues où des personnages élégants au visage absent se tiennent coi ou en mouvement dans des intérieurs désolés aux tons austères – témoignent d'un imaginaire très cinématographique. Aussi fortes soient-elles, ce sont des œuvres de jeunesse, où se devine l'effort à faire coïncider l'image intérieure, onirique, fantastique, avec sa description – ce qui expliquerait la précision de certains détails, fauteuil, cravate, intérieur d'appartement, cette volonté de ne rien perdre, comme quiconque jetterait à la hâte toutes les images volatiles du rêve que l'éveil risque de dissiper. Mais les secondes, œuvres de maturité d'un écrivain accompli, d'un peintre mû par la seule nécessité intérieure, expriment autre chose, et emploient d'autres moyens : il n'est plus question de maîtrise, mais au contraire de lâcher-prise, plus question de technique, mais d'attention, de disponibilité à saisir au plus près le surgissement du « ça » (« (…) ça repart exactement sur le même thème », écrivait-il). Et cette ouverture au dehors, à l'extérieur – le motif, disons – est nécessairement une exploration du dedans, du lointain intérieur, pour citer un Henri Michaux (référence qui d'ailleurs résonne à-propos avec le nom même de la galerie). Fixant l'attention sur l'objet – réellement extérieur, le motif, ou purement mental, la représentation – l'artiste peint sa situation même : liminaire, entre deux mondes (objectif/subjectif, extérieur/intérieur, réel/imaginaire), suggérant combien la vie repose sur le vide et n'existe que par conscience et opposition à cette béance, au néant si proche.
De la conscience de la précarité de la vie procède le désir d'une vie pleinement vécue… D'où l'amusant parti pris d'exposer en sous-sol, comme un « enfer », de très beaux dessins érotiques des années 1970. Images obscènes et précises, exécutées à l'encre de Chine d'une ligne agile et sans repentir, ludiques par leurs références à l'histoire de l'art – de Van Eyck à Velázquez ou Füssli – et sadiennement outrancières, ces dessins font justice à l'intrinsèque impudence des fantasmes et du désir. Les corps se cabrent, se tordent, se confondent et s'hybrident ; les sexes et les seins prennent démesure, prolifèrent et saturent l'espace ; et pour finir, les lignes des corps se déforment, se stylisent, se géométrisent et l'espace même se distord. Intitulée « Encorps », cette série dépasse de loin la gaudriole illustrée et s'avère une joyeuse et jouissive exploration de l'imaginaire fantasmatique. De la conscience de la mort à l'intensité de l'être-au-monde, l'exposition dit un parti-pris – un pari – tragique comme un grand « oui » à la vie.
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